Sous le titre "Le Livre noir de Vladimir Poutine" paraissait en novembre 2022 aux éditions Perrin et Robert Laffont, un très solide recueil rassemblé par Galia Ackerman et Stéphane Courtois. Ce véritable réquisitoire porte ainsi la marque d'un des plus importants historiens français du communisme, sur lequel il travaille et publie depuis 40 ans. En 1982, issu de la gauche il fondait, avec Annie Kriegel la revue "Communisme". Entre 1992 et 1994, il ira travailler à Moscou sur les archives du Komintern, qui venaient d'être ouvertes. Personne n'oublie en effet le rôle qu'a joué, non seulement en France, mais dans de nombreux pays, la parution, en 1997, de son Livre Noir du communisme.
C'est à l'instar de cet ouvrage de référence que le nouveau volume se présente comme le fruit, lui aussi, d'un travail pluriel.
Sur 452 pages, il comporte 40 pages de notes, suivies d'un indispensable index. Après avoir pris connaissance des 21 chapitres constitutifs de ce très riche dossier, on lira utilement, en fin de volume, les 6 denses et dernières pages, 397 à 402. Elles entendent répondre à la question fondamentale "Où va la Russie ?".
Cette conclusion, est traitée sous la signature conjointe de Galia Ackerman. Celle-ci, russe de naissance et de culture, ayant quitté l'URSS en 1973, naturalisée française depuis 1984, on peut saluer son courageux, lucide et constant engagement pour la Liberté. Elle dirige aujourd'hui le site de référence Desk-Russie https://desk-russie.eu laquelle qui se propose de "décrypter l'actualité russe rien que pour vous".
Citons, parmi les autres contributeurs du livre plus particulièrement connus du public français, présentés par plusieurs notices biographiques : Antoine Arjakovsky, Yves Hamant, Nicolas Tenzer, Françoise Thom et Cécile Vaissié. À leurs côtés figurent des natifs de l'ancienne Union soviétique, comme le Géorgien Thorniké Gordadzé, le Caucasien Maïrbeck Vatachagaev ou les Ukrainiennes Irina Dmytrychyn et Mykola Riabtchouk.
Mentionnons spécialement un chapitre clef, œuvre d'Andreï Kozovoï. Lui-même né à Moscou en 1975, il est le fils d'un poète et traducteur russe, lequel fut prisonnier politique, puis exilé de Russie en 1981. Le fils, maître de conférences à l'université de Lille, y enseigne aujourd'hui la langue et la littérature russes, on lui doit plusieurs importants ouvrages consacrés à la Russie.
Sous le titre "Tchékiste un jour tchékiste toujours", ces pages, 78 à 93, nous rappellent la permanence des services spéciaux de cet empire dictatorial impuni. Fondé en décembre 1917 par Lénine ils seront appelés successivement Guépéou, NKVD, MVD, KGB, et aujourd'hui FSB, dont Poutine prendra la direction avant d'exercer constitutionnellement le pouvoir exécutif, d'abord comme premier ministre de Boris Eltsine, puis comme chef de l'État.
La continuité des "organes", ainsi qu'on les appelle à Moscou, ne concerne pas seulement leur personnel et le siège de leur commandement, place Loubianka. En ce lieu sinistre, de nombreux opposants et dirigeants tombés en disgrâce furent torturés, mais aussi l'esprit de leur fonctionnement. Le système répressif, à peine interrompu à la chute de l'URSS, hélas vite rétabli au tournant du siècle, a été fondé au départ pour défendre les vainqueurs du coup d'État bolchevik du 6 novembre 1917, que l'on appelle pompeusement "révolution d'Octobre". Il devint très vite, sous la direction de l'impitoyable fanatique Dzerjinski, le bras armé du régime dont "Lénine inventeur du totalitarisme " [titre d'un livre publié par Stéphane Courtois chez Perrin en 2018] dira dès 1920 "tout bon communiste doit être un bon tchékiste". On notera au besoin que le culte de la police secrète moscovite remonte au régime impérial, aux "opritchniki" qu'avaient inventés Ivan le Terrible au XVIe siècle, ou à l'Okhrana tsariste apparue en 1883, après l'assassinat, en mars 1881, d'Alexandre II. Mais, avec le XXe siècle le système s'est perfectionnée au point de formater ce qu'on appelle l'Homo sovieticus. Au gré même des réalités lugubres du Goulag, immortalisées par Alexandre Soljenitsyne, et notamment de la Kolyma, décrite par Varlam Chalamov, se forgea l'alliage mélangeant la mentalité, comme le code, des criminels et les réseaux de pouvoir, ce que l'on appelle les "siloviki".
Lénine, en effet, ne prenait pas seulement son inspiration dans les écrits de Engels, véritable théoricien de la violence dans l'Histoire. Il se référait aussi à son compatriote Netchaïev.
À juste titre, Stéphane Courtois, cite, page 29, un extrait de son Catéchisme du révolutionnaire, écrit en 1869, où l'on pouvait lire :
"Le révolutionnaire est un homme perdu d'avance. Il n'a pas d'intérêts particuliers, d'affaires privées, de sentiments, d'attaches personnelles, de propriété, il n'a même pas de nom. Tout en lui est absorbé par un seul intérêt à l'exclusion de tout autre, par une seule pensée, par une passion - la Révolution. Au fond de son être, non seulement en paroles, mais en actes, il a rompu tout lien avec l'ordre public et avec le monde civilisé tout entier, avec toutes les lois, convenances, conventions sociales et règles morales de ce monde. Le révolutionnaire en est un ennemi implacable et il ne continue à y vivre que pour le détruire plus sûrement."
Et de préconiser, très logiquement, si l'on ose dire : "Nous devons nous unir au monde hardi des brigands, les seuls et authentiques révolutionnaires en Russie."A cet égard, le terroriste et bandit caucasien surnommé "Koba", qui deviendra Staline, se montra le meilleur des disciples.
Le triste constat des auteurs de ce Livre Noir fait apparaître que, de Staline en Poutine, ceci a perduré, s'est renforcé, et s'est emparé du pouvoir et des rentes tirées des ressources minières, pétrolières et gazières. À cet égard, il ne manque peut-être à cette analyse que le complément du regard des économistes car un tel régime ruine le pays dont il stérilise les richesses, – à commencer par la principale car nous devrions savoir depuis Jean Bodin (1529-1596) qu'il "n'est de richesses que d'hommes".
Forgeant ce que l'on appela l'Homo sovieticus,l'oppression a détruit l'homme russe, au pays qui fut jadis celui des poètes et des musiciens, des spirituels, des princes et des savants que l'on aime, aujourd'hui encore, à énumérer.
Or, l'histoire ne s'arrête pas là. Les débuts du jeune Poutine sont rappelés, page 86 : jeune stagiaire du KGB, il revient à Moscou au sein de la Cinquième Direction générale, plus spécialement chargée de "lutter contre les diversions idéologiques ennemies", en clair pourchasser et persécuter les opposants. La suite est plus connue.
Un premier parti politique, officiellement non-communiste est créé en mars 1990, téléguidé par les "organes" du pouvoir : le parti nominalement "libéral-démocrate", mais qui n'est en réalité ni libéral, ni démocrate. Il est dirigé par Vladimir Jirinovski, qui obtiendra 23 % des voix aux élections de 1993. Rallié plus tard à Poutine, le personnage devait disparaître en 2022. Françoise Thom, spécialiste bien connue du "monde russe", consacre le chapitre 5 à la "Création de l'Homo post-sovieticus, l'ingénierie des âmes sous Poutine". Elle souligne le rôle de ce quasi bouffon sinistre aux propos aussi écœurants que provocateurs. Elle note, page 96, que "tous les grands propagandistes du poutinisme à son apogée – Evgueni Kisselev, Vladimir Soloviev, Olga Skabaïeva, Margarita Simonian – sont sortis du manteau de Jirinovski."
Le point central de la nouvelle ligne idéologique officielle est passé au crible par Galia Ackerman, pages 391 à 395, dans son dernier chapitre "une société pseudo-conservatrice qui marche à reculons". Elle analyse notamment, page 394, la conférence du "vojd" au club Valdaï en octobre 2021. Elle démontre la récupération particulièrement falsificatrice de la pensée de Nicolas Berdiaeff (1874-1948) dont il ose se réclamer. Elle rappelle les mises en garde de ce philosophe chrétien dès 1904. Nous ajouterons ici que l'auteur, en 1933, du livre "Esprit et liberté" [texte qu'on peut librement télécharger] s'attachait, ce qu'il rappellera dans un article datant de 1936, à l'idée selon laquelle "La Liberté n’est pas un droit mais une obligation". Impossible pour un dictateur de s'en revendiquer.
En particulier, une des composantes de ce discours s'acharne à réécrire l'histoire. Le chapitre 18, aux pages 319 et 345, est ainsi consacré à cette entreprise qualifiée "d'orwellienne" par Stéphane Courtois, portant singulièrement sur la seconde guerre mondiale. Celle-ci se voit rebaptisée à Moscou mythiquement "grande guerre patriotique" (page 330). L'URSS dirigée par Staline est présentée comme ayant vaincu à elle seule, ce que le vocabulaire et la propagande soviétique ont toujours appelé pudiquement "le fascisme". Cette étrange et révélatrice litote était reprise par Poutine lui-même dans un texte signé de lui publié dans Le Figaro du 7 mai 2005. Cette version mensongère fait évidemment l'impasse sur la période 1939-1941, où Staline et Hitler étaient alliés, et où le parti communiste français dénonçait en De Gaulle un "agent de la City", etc.
On conclut donc, page 394, sur l'absence de perspective offerte à ce malheureux peuple, prisonnier de la glorification du mensonge stalinien, par un régime reposant ainsi sur des fondements inexistants.
Quel que soit le despote, à Moscou comme ailleurs, le despotisme oriental se révèle toujours l'ennemi de son propre pays.
JG Malliarakis
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