
Le 23 octobre, le professeur Jean-Jacques Rosa donnait à
l'Institut d'Histoire sociale de Nanterre une conférence sur le thème du
Totalitarisme du XXe siècle. Il allait concentrer son propos sur le cas du
national-socialisme en Allemagne. Ce sujet, maintes fois rebattu, sous tous les
angles historiques, politiques, juridiques et moraux était examiné, fait plutôt
exceptionnel en France, par un économiste connu.
Son propos introductif mérite d'être souligné. Dans de nombreux
pays, notamment en Autriche où elle est apparue, aux États-Unis où elle est
largement partagée dans les milieux conservateurs, l'approche
"praxéologique" fait référence. Le premier quart d'heure de l'exposé
fut consacré à une sorte de paraphrase, ma foi brillante, de cette méthode de pensée. Le
conférencier ne l'ayant pas mentionnée, disons tout de même qu'elle fait
l'objet de l'énorme volume de "L'Action Humaine" de Ludwig von Mises
(1881-1973). Le nom de celui-ci n'était pas prononcé, pas plus que celui de son
disciple le plus connu Friedrich-August von Hayek (1889-1982).
À noter du reste que ces deux géants de la pensée auraient pu
être convoqués au titre de leurs destins respectifs, comme témoins du processus
que l'on souhaite décrire et, mieux encore, expliquer. L'un comme l'autre ont
en effet quitté Vienne à l'époque de l'Anschluss de 1938, cas particulier d'un
glissement vers les régimes que l'on cherche à englober et à amalgamer sous
l'étiquette "totalitaire".
Jean-Jacques Rosa n'ignore sans doute pas, non plus, que Hayek
a consacré, au sujet évoqué, un livre tout à fait essentiel, "La Route de la
servitude", publié en 1944. (1)⇓ Il n'en parlera pas.
Car, son raisonnement procède d'une toute autre logique. Auteur
d'un ouvrage où il développe sa thèse historico-économique (2)⇓
il considère que l'on peut diviser
la longue période, commencée à la fin du XIXe siècle, et qui se termine en l'an 2000, en deux parties.
La
première époque prend son essor avec le chemin de fer, le haut-fourneau, l’industrie
lourde. Elle engendre la guerre de 1914, les grandes concentrations
financières, les grandes usines, etc.
Le regard de l'économiste, toujours si l'on suit notre hardi
essayiste, apporterait ainsi une optique et une dimension qui peuvent échapper à
l'historien traditionnel, fâcheusement englué dans l'événementiel.
En cela, quoique répertorié habituellement comme
"libéral", il faut reconnaître, que manifestement il admire Marx. Il ne le dément pas lui-même quand
on lui pose la question, sans d'ailleurs
probablement l'avoir trop fréquenté. Il ne daigne pas non plus se référer à notre cher et
vieux maître André Piettre (3)⇓
ou au stimulant Kostas Axelos. (4)⇓ On se demande même si, comme beaucoup, il ne se contente pas d'avoir lu les quelques pages du Manifeste publié en 1848 et dont l'ermite du British Museum cherchera pendant 35 ans à démontrer les fulgurantes pétitions de principes.
Jean-Jacques Rosa déclare donc adopter parmi les idées de
Marx le lien bien connu qu'il fait entre les forces de production, les rapports
sociaux et les "superstructures" politiques : les institutions
féodales seraient ainsi liées au moulin à vent, ou au collier de cheval, comme
la démocratie libérale devrait tout au moteur à vapeur, etc. Quand un de ses
amis présents dans la salle lui fera observer qu'on se trouve en présence du
matérialisme historique, le professeur Rosa ne le désavouera même pas.
On pourrait même dire, au rebours de l'école "praxéologique" autrichienne, de
Mises ou Hayek, qu'il va plus loin encore. Selon lui, l'économie peut décrire
toute l'action politique en tant que productrice de biens publics. Le gouvernement
fournit de la sécurité comme l'entreprise produit des marchandises. L'État ne
se comporterait donc pas autrement qu'une firme de grande taille.
Les régimes totalitaires découleraient dès lors d'un stade
particulier des besoins publics qu'ils satisfont à leur manière. Seul un petit nombre de personnes peuvent
détenir l'information indispensable à la prise des décisions. Le débat, la
confrontation démocratique, comme la sanction du marché dans la production
industrielle, correspondent à une phase que le totalitarisme considère comme
périmée, inutile sinon nuisible, au plan politique comme au plan économique.
Inutile de dire que les utopies intermédiaires comme celle
d'Ota Sik en Tchécoslovaquie ou d'Imre Nagy en Hongrie, "la troisième
voie" de l'un, le "communisme qui n'oublie pas l'homme" de
l'autre sont vouées à l'échec. Pas un mot pour déplorer, ni même pour remarquer
que ces tentatives n'ont été liquidées que par les chars soviétiques et par la
passivité d'un occident lui-même cantonné au "communism
containment". Quand Ilios Yannakakis,
témoin de chair et de sang du Printemps de Prague de 1968 intervient et pose une question, avec
l'approbation de la plupart des assistants de cette conférence, le voilà
renvoyé à ses chères études, déplorablement littéraires.
Le tournant du siècle, qui va se traduire par l'effondrement du
bloc de l'Est, correspond seulement, à partir de 1975, coupure du siècle en deux, à l'essor des nouvelles
techniques d'information et de communication. On peut et on doit dès lors, même dans les pays de l'Est, revenir au marché et à la démocratie. Paradoxalement, pas la peine, pour nous d'en savoir plus : circulez, il n'y a rien à
voir.
À défaut de rendre hommage aux Polonais comme aux Russes, aux
Allemands de l'est ou aux Baltes qui défièrent la répression stalinienne, le KGB ou la Stasi, on
aurait pu se pencher une minute sur l'œuvre d'un des rares penseurs qui, à
l'ouest, prophétisa juste à propos de l'échec de ce qu'il analyse comme
"l'entreprise léniniste" : dans la préface à l'édition de 1963,
il y a 50 ans, de sa "Sociologie du communisme", Jules Monnerot répond aux annonces de
Khroutchev et considère que l'URSS s'effondrerait, en grande partie, du fait
des télécommunications.
Après tout cela comment accueillir l'explication consternante
donnée du national-socialisme. Son racisme fanatique ? tout juste une
feinte pour unifier politiquement un pays en retard sur le développement des
deux hyperpuissances. Pas la peine de recourir à la biographie du dictateur et
à la lecture de son Coran : il suffit de savoir que la géopolitique le
condamnait à s'allier avec Staline. Du reste on a aussi appris que le niveau de vie des Soviétiques
avait beaucoup gagné du fait du Plan Quinquennal. La famine en Ukraine ? Le
Goulag ? Broutilles. Pas la peine de prendre connaissance des modalités du
fonctionnement parlementaire de l'Empire allemand avant 1914 : elles ne
font, aux yeux du professeur Rosa, que préfigurer la catastrophe de 1933. Le
traité de Versailles ? Un point de détail. Tout cela était donc écrit dans
le ciel sinon dans "Mein Kampf", que notre économiste ne semble pas avoir
beaucoup consulté.
Il manqua, parmi l'assistance, l'intervention d'un vieux maurrassien : il aurait sans doute félicité notre professeur, par ailleurs adversaire impitoyable de l'euro, de ne jamais succomber aux sortilèges de la Bonne Allemagne, ces pièges grossiers de "l'Allemagne éternelle".
De telles thèses peuvent paraître irritantes. Mais on doit leur reconnaître un mérite : elles nous stimulent en nous provoquant.
Pierre Rigoulot, toujours très courtois avec ses invités, lui a
tout de même réitéré en conclusion de ce débat, le sage conseil d'Albert Einstein : "Simplifiez au
maximum, mais n'allez pas au-delà".
JG Malliarakis

Apostilles
- disponible en collection Quadrige depuis 1993. [Petite précision.
Un ami correspondant me fait utilement remarquer, dans un message privé,
à propos de la praxéologie : "La lecture de Mises: The Last Knight Of
Liberalism pourrait tempérer la proximité (...) entre Mises et Hayek
sur le point de la méthode en sciences sociales. Ils n'étaient pas vraiment sur
la même longueur d'onde, même si leur amitié était profonde et sincère. Hayek
était Wisérien, quand Mises se voulait plus fidèle à Menger." Merci. ⇑
- cf. Jean-Jacques Rosa "Le Second XXe siècle", 2000, chez Grasset, 437 pages
⇑
- cf. André Piettre, "Marx et marxisme", PUF, 1957⇑
- * cf. Kostas Axelos "Marx Penseur de la technique" de l'aliénation de l'homme à la conquête du monde, Editions de Minuit, 1961
⇑
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