En février 1999, deux officiers supérieurs, alors colonels de l’armée de l’air chinoise, Qiao Liang et Wang Xiangsui publiaient à Pékin un livre, au titre français La Guerre hors limites. Un quart de siècle plus tard, on doit observer son caractère prophétique. Cet ouvrage était édité d’abord par les Presses officielles de l’Armée et il semble avoir sérieusement contribué à la carrière de ses auteurs, aujourd’hui tous deux généraux à la retraite chargés désormais d’enseignements stratégiques auprès des élèves officiers et conférenciers, intervenants réguliers dans les médias d’État. Il s’agit donc bel et bien de la pensée stratégique de l’une des deux puissances qui dominent actuellement le monde.
Aux États-Unis, plus de 25 ans après sa première publication, un débat passionné sur les forums militaires tourne toujours autour du livre : s'agit-il de la révélation des plans de la Chine communiste pour détruire l’Amérique, comme certains commentateurs l’affirment, tant soit peu hardiment ? ou n’engage-t-il que leurs auteurs ?</p
La première traduction américaine ne fut pas longue à venir. En 2000 paraissait ainsi une édition brochée sous le titre Unrestricted Warfare (1)⇓.Dès janvier 2001, paraissait une traduction italienne Guerra senza limiti. L’édition française, traduite de l’anglais, n’apparut qu’en 2003, réalisée par une maison suisse. (2)⇓.
Son titre peut paraître un peu ambigu. En fait, Guerre hors limites, et non « illimitée », reflète assez bien l’idée générale des auteurs chinois. Chacun de ces détails, qu’on ne saurait tenir pour petits, devrait nous inciter à réfléchir quant à l’éclipse que connaît notre pays : qui se targue d’être la première puissance militaire de l’Union européenne ; autrefois en pointe dans les études chinoises ; et à propos du français lui-même, dont le traité de Rome de 1956 prétendait faire la langue commune des institutions naissantes du Vieux Continent.
Un quart de siècle après la publication de ce livre, on ne peut que remarquer son caractère prophétique. Cette analyse correspondait aussi, 13 années à l’avance, au tournant de la restalinisation incarné à partir de 2012 par le nouveau secrétaire général du Parti, en la personne de Xi Jinping. Le lecteur ne manquera pas non plus de remarquer combien le travail des deux auteurs se révélait prophétique sur d’autres terrains. Publié en 1999, il annonçait le rôle qu’allait jouer Oussama Ben Laden et que joue aujourd'hui encore l'islamo-terrorisme. Il montrait aussi les insuffisances de la stratégie américaine basée sur la domination aérienne. Observable lors de l’opération Tempête du désert de 1991 contre l’Irak, ce primat d’une arme allait conduire aux désastres occidentaux ultérieurs, y compris lorsque les Français et les Anglais sont intervenus en Libye. Or, le livre de nos deux auteurs n’hésite pas à imputer la faute originelle au « capital » : on se trouve bien en présence d’un dogme marxiste-léniniste appliqué au domaine militaire, dogmatique dont la Chine communiste se veut le fer de lance mondial, y compris dans sa constitution, sous le règne de « Tonton Xi » (Xi Dada). Rappelons au besoin que, depuis 1975, le pays se définit comme un « État socialiste de dictature du prolétariat, dirigé par la classe ouvrière et basé sur l'alliance des ouvriers et des paysans ».
Soulignons aussi à cet égard que de lucides observateurs français, et non des moindre, avaient déjà mis en garde nos compatriotes, quelques années plus tard, sur l’autre affrontement qui se profilait. En 2010, François Lenglet, directeur de La Tribune publiait, chez Fayard, La Guerre des empires : Chine contre États-Unis. Lucidement il dénonce l’illusion née de la politique mise en place par Nixon et Kissinger : « Une entente sino-américaine durable, écrivait-il, est aussi vraisemblable que la ‘Fin de l’Histoire’ qu’imaginait Francis Fukuyama en 1991, après l’effondrement des régimes communistes. La réalité est à la fois plus simple et plus inquiétante : la Chine va entrer en collision avec les États-Unis. » (3)⇓
Clairement, cependant les conceptions du général Qiao Liang faisaient leur chemin. En 2007, il présente une série de conférences consacrées aux Trente-six stratagèmes sur CCTV la Chaîne de télévision d’État. En 2015, le 17 juillet, il explicite ses conceptions à l'Université de la Défense, la plus haute école militaire de Chine, où ce général était en charge du programme de formation des officiers. Son intervention était alors intitulée Une ceinture, une route. Il mêlait ainsi ses propres vues, sur la Guerre hors limites, à celles que Xi Jinping, détenteur du triple pouvoir, militaire, institutionnel et idéologique, avait officialisées au Kazakhstan deux ans plus tôt et dont le soldat formulait lui-même, à son tour, la théorie stratégique. C’est en effet le 7 septembre 2013, à Astana que le chef de l’État et secrétaire général du Parti avait prononcé le discours intitulé en langue de bois : « Faire progresser l'amitié entre les peuples et créer un avenir meilleur » (4)⇓. Le général avait donc nécessairement l’aval des dirigeants de l’école et au-dessus d’eux aussi du président de la Commission militaire, le même camarade Xi Jinping…
Que disait-il de si révolutionnaire, en 1999 dans son livre comme en 2015 dans sa conférence ?
Tout d’abord, nos deux auteurs font référence à l’expérience de la guerre du Golfe de 1991. C’est le point de départ de leur réflexion. Mais ils vont plus loin. À une époque où on ne mesure pas encore l’influence de l’internet, ils théorisaient l’idée d’une guerre de l’avenir, désormais multidimensionnelle. Aux théâtres traditionnels, terre et mer, celui l’air étant apparu au XXe siècle, se mêleront désormais d’autres perspectives : le cosmos intersidéral mais aussi, du fait de l’internet, « l’espace technologique [qui] est un nouveau concept », celui XXIe siècle (5)⇓.
Ainsi le champ de bataille se trouve généralisé. « Si un jeune soldat répondant à l’appel posait la question ’où se trouve le front’ ?, la réponse serait ‘partout’ » écrivent Qiao Liang et Wang Xiangsui (6)⇓. Et de remarquer par ailleurs que les armes et les armées elles-mêmes se sont multipliées. Se référant aux sociologues et futurologues américains Alvin et Heidi Toffler ils remarquent ainsi : « si les outils de la guerre ne sont plus les chars et l’artillerie mais les virus informatiques et les microbots, on ne peut donc plus dire que les pays sont les seuls groupes armés. »(7)⇓
Dès lors, oui la guerre se situera de plus sur le terrain de l’information, de l’intoxication par les « fake news », de la monnaie par la remise en cause de la suprématie du dollar, du ressentiment historique par la fabrication du prétendu « sud global », etc. Tout cela nous pouvons désormais le constater tous les jours. C’est la guerre du XXIe siècle telle qu’elle se déroule sous nos yeux.
JG Malliarakis
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Apostilles
- Le titre chinois Chāo xiàn zhàn 超限戰 associe trois concepts qui se lisent comme "dépassement", "limite" et ""guerre.⇑
- Il est disponible depuis 2006 au format de poche coll. Rivages aux Éditions Payot⇑
- Introduction du Livre « La Guerre des empires : Chine contre États-Unis » par François Lenglet, Fayard, 2010.⇑
- « L'histoire de la Route de la Soie dans la nouvelle ère commence ici, au Kazakhstan » in Le Quotidien du Peuple du 3 juillet 2024.⇑
- La Guerre hors limites page 96 note 3⇑
- page 79⇑
- leur livre Guerre et Contre-Guerre cité page 97 note 6⇑
L'ouvrage est discutable, certes.
Mais l'essentiel, reste l'histoire comparée des codes civilisationnels et religieux (théorisée par Max Weber, sociologue mort en 1920).
Le Code confucianiste (la "grande famille" qu'est le PCC et son "Empereur", lié à une dictature autocentrée sur terre) ont-ils une âme de "conquérants" du monde ? Rien n'est moins sûr. Mais la Chine, depuis des siècles, "copie" tout ce qui vient de l'en-dehors de "l'Empire du Milieu". Il ne faut pas la confondre avec "l'Empire des Steppes" (des Mandchous, des Mongols…).
Réfléchissons aussi, loin des seules théories de la guerre et de la stratégie "Air-Terre-Mer", sur le "calvinisme intégriste" qui impulse, en mimant le christianisme, une théorie américaine "messianique" et sectaire, fondée "sur la Bible" impliquant la domination du monde entier (cf. le génocide des Amérindiens, le colonialisme et "la Traite", le racisme du "KKK", l'impérialisme juridique, financier, militaro-industriel, moralisateur… ), fondée sur le vol de nombre d'inventions techniques, de la main d'œuvre, des élites du monde, sur des "quotas" et une "sélection démographique" (cf. la "carte verte") au profit d'une société hétéroclite "cataclysmique" et darwinienne sur le plan intérieur.
C'est bien de la "Guerre des Codes" dont il s'agit, plus que d'un affrontement de "théories" stratégiques militaires, partielles ou totales, avec ou sans limites.
Et qui ne respecte pas la "Charte atlantique" des nations Unies ? Et quid est de l'Organisation de Coopération de Shangaï ("OCS"), surgie en 1995 ?
MB
Rédigé par : Michel Bergès | samedi 02 nov 2024 à 07:59
Dans ce contexte stratégique, il y a un talon d'Achille qui concerne tous les pays: l'électricité dont nous dépendons plus que largement. Couper l'électricité d'un pays le paralyse à 100% jusqu'à le ruiner si, abrupte, elle efface une grande partie de ses données bancaires.Les conséquences sont nombreuses.
Une vrais faiblesse de notre société.
Rédigé par : Laurent Worms | samedi 02 nov 2024 à 08:43
En collusion ou en collision?
Petite réponse
Évidemment collision.
Corrigé merci
Rédigé par : Emmanuel Pezé | samedi 02 nov 2024 à 13:00
l'air ou leur?
Petite réponse :
En fait la phrase concerne les théâtres d'opérations "terre et mer, celui [de] l’air étant apparu au XXe siècle". Corrigé
Merci
Rédigé par : Emmanuel Pezé | samedi 02 nov 2024 à 13:03
Mao a dit: "Les armées chinoises ne se battent pas à l'étranger." Cela fait longtemps en effet que les armées chinoises ne se sont pas battues à l'étranger, ni même battues tout court... Et l'on se souvient plutôt des défaites cuisantes de la Chine, face au Japon ou encore face à l'URSS. Sans ignorer la renommée stratégique de l'Art de la guerre, livre de chevet de tous les élèves-officiers en Occident, ne peut-on pas ici relativiser le jus stratégique de ces deux penseurs gradés, sans RETEX (retour d'expérience), pour les fonder ? Enfin, on n'a pas de mal à imaginer le caractère contreproductif d'un impérialisme militaire pour les ambitions du "commerce chinois" de par le monde...
Rédigé par : Richard LEFEVRE | dimanche 03 nov 2024 à 07:52
@Richard Lefevre,
Vous mettez le doigt où ça fait mal.
Depuis que Monsieur Deng a asservi la société chinois au poumon d'acier des exportations, il l'a rendue hyper-sensible au climat commercial mondial.
Le désarroi des ouvriers sans emploi des provinces maritimes est surveillé comme le lait sur le feu par les autorités, quand d'autres poussent à l'expansion d'un nationalisme exacerbé croyant encore à cette vieille recette de sortie de crise.
La paix va devenir une urgence.
Rédigé par : Kardaillac | lundi 04 nov 2024 à 10:12