Selon lui, la date cruciale de la fin de l'Union soviétique ne fut pas sa dissolution en 1991, mais bien l'arrivée au pouvoir de Youri Andropov en 1982, chef du KGB. Ses prédécesseurs avaient accédé au statut de dictateur en qualité de secrétaires généraux du Parti. Désormais, si nous suivons cette thèse, la Russie ne serait plus gouvernée uniquement par les apparatchiks et autres idéologues du marxisme-léninisme, mais principalement par ceux qu'on appelle à Moscou les siloviki, les maîtres des organes dits de sécurité.
Ainsi sommes-nous invités à comprendre le régime poutinien installé depuis bientôt un quart de siècle.
Ceci amena votre chroniqueur à ressortir de sa bibliothèque un petit livre vieux de plus de 40 ans. Écrit par un des plus pertinents auteurs de la dissidence, Jaurès Medvedev il décrivait en 1983 "Andropov au pouvoir" [tr. Anne Beaupré in coll. Champs Flammarion, 254 pages]. La question décisive devient alors celle de la répression, qu'il introduit de la manière suivante [chapitre VIII, page 87] :
"Depuis Lénine, la dissidence politique n'a pas été tolérée en Union soviétique. Ceci est caractéristique d'un Etat à parti unique, et même plus caractéristique encore d'un Etat communiste à parti unique."
Le contexte est éclairé par le principe caractéristique suivant :
"Selon la doctrine régnante, la société communiste constitue la forme la plus accomplie de développement social et la seule société juste possible ; aussi toute expression d'antisocialisme et d'anticommunisme est-elle considérée comme un délit."
En vertu de cette doctrine implacablement logique :
"le Code pénal de Staline, [...] comporte plusieurs définitions complexes relatives aux crimes politiques, aux activités antisoviétiques et aux opinions antisocialistes ; toute personne peut ainsi être arrêtée et emprisonnée pour opinions antisocialistes ou critiques sans les avoir jamais exprimées en public : en privé, cela suffit."
En conséquence, dans les années 1930, "la chasse aux ennemis du socialisme atteignit un niveau de paranoïa général."
La Grande Terreur est ainsi déclenchée en août 1936, avec le premier procès de Moscou à l'encontre de dirigeants historiques du parti bolchevik. Elle culmine entre août 1937 et novembre 1938, période qui vit la liquidation létale de 750 000 personnes, et la déportation de millions d'êtres humains.
Or, à partir du discours secret de 1956, "on doit à Khrouchtchev d'avoir mis fin à cette attitude paranoïaque vis-à-vis de la critique. En dénonçant les crimes de Staline, en réhabilitant ses nombreuses victimes et en adoptant d'autres mesures pratiques, il provoqua un changement d'interprétation du terme crime politique."
À ce stade il faut se départir d'une erreur couramment commise dans les milieux du courant occidental dominant.
Elle attribue à Mao le mérite d'une imaginaire distance avec le stalinisme, sous prétexte qu'à partir de 1960 le fossé ne cessa de s'élargir entre Moscou et Pékin, au point que Nixon et Kissinger allèrent conclure en 1973 une belle et bonne alliance antisoviétique avec la Chine rouge.
Cette erreur de parallaxe est tellement répandue, à un demi-siècle de distance, qu'elle était encore réaffirmée mécaniquement ce 19 mai sur LCI par l'inévitable Alain Bauer, au bagout imparable et incomparable. Supposé tout savoir en ses qualités de professeur de criminologie et d'ancien grand maître du grand orient, il croit pouvoir dire : "Mao haïssait Staline". Contre-vérité absolue. En réalité, le Grand Timonier de la révolution chinoise nourrissait la plus grande admiration pour le Petit Père des Peuples et copiait assez fidèlement ses méthodes, dans tous les domaines.
Ce que Mao reprochait à Khrouchtchev, qu'il méprisait, c'était précisément sa rupture avec le stalinisme. La rivalité entre les deux pays-empires n'est rien en comparaison de la lutte entre deux factions communistes.
L'injure suprême, adressée à partir de 1966 à l'encontre de Liu Shaoqi, numéro 2 du régime et président nominal de la république le qualifiait de "Khrouchtchev chinois". Arrêté en 1967, molesté par les gardes rouges, il fut destitué en octobre 1968, et mourut en prison en 1969. Il ne fut réhabilité qu'en 1980 sous le règne de Deng Xiaoping, autre "Khrouchtchev chinois"...
Et ce à quoi nous assistons à de nombreux égards ressemble fort à un rétablissement, à Pékin comme à Moscou, d'un véritable stalinisme d'atmosphère dans le contexte d'une nouvelle guerre froide. Des anciens du KGB, on entend dire par les Moscovites : "c'était notre ENA". Espérons seulement que la réciproque ne se révèle pas exactement symétrique...
Il devient donc urgent que l'Europe libre se solidarise avec les dissidents, en Russie comme en Chine.
JG Malliarakis
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Je ne comprends pas cette phrase : "Il devient donc urgent que l'Europe libre se solidarise des dissidents, en Russie comme en Chine." Pour moi on ne peut se solidariser que "contre" ou "avec" mais pas "de" !
Petite réponse :
effectivement. Merci, je corrige tout de suite.
Rédigé par : Jacques Gautron | mardi 21 mai 2024 à 10:10
L’analyse présentée est trop limitée à la période communiste. C’était pareil sous le « tsarisme » (« Okrana » …). Le Christianisme orthodoxe, venant de Byzance, ne peut admettre le pluralisme et la « dissidence », ni les Juifs, d’ailleurs, pourchassés lors de progroms dans tout l’Est de la péninsule européenne, de longue date. Là, les pouvoirs spirituel et temporel sont concentrés entre les mains du « César », l’Église orthodoxe se trouvant "aux ordres".
Il n’y a pas "une Europe", mais plusieurs (Ouest, Est, Centre, à chaque niveau, un Nord et un Sud). Et "l’UE" actuelle, qui vacille, n’est qu’une déclinaison irréalisable du calvinisme intégriste, dominant aux USA, opposé sur le fond au christianisme orthodoxe (cf. l’ouvrage de Guy Hermet, “Histoire des Nations et du Nationalisme en Europe”, Seuil, col. Points Histoire, 1996).
Rédigé par : Pr. Michel Bergès | mardi 21 mai 2024 à 13:50
Ce que recouvrent"Occident", "monde libre", "libéralisme", etc., mériteraient aussi de fortes critiques. Le "communisme" chinois a exprimé aussi des aspirations proprement chinoises. Le marxisme-léninisme est une doctrine venue d'une certaine Europe... Mais le sujet ici est l'actuelle Russie.
Un trait retient mon attention : la complaisance de milieux réputés "de droite nationale" pour la Russie de Poutine et des siens. Virage complet pour les anti-soviétiques de naguère ? Cela a commencé avec les illusions de l'"axe Paris-Berlin-Moscou" (variante de la "maison commune" de Gorbatchev), mais plus profondément cete attitude repose sur : 1) un complexe d'impuissance face à la domination (toujours actuelle) des USA (qui a aussi ses mauvais côtés) ; 2) le constat d'une incapacité politique de ces milieux en France même : on compense par Poutine interposé (par envie, assez compréhensible, de dynamiter le système) ; 3) L'attirance a priori pour tout régime "fort" sans considération du contenu ; 4) une représentation de la Russie en images d'Epinal qui remonte au moins à 1914 : l'illusion d'un "traditionnalisme" suffit à rallier les dupes (à cet égard les propagandistes du Kremlin peuvent utiliser les tares bien réelles des sociétés occidentales.)
Mais la Russie n'a rien à proposer, sinon ce que proclament les grands panneaux en Ukraine occupée : "Nous sommes Russes, Dieu est avec nous". C'est suffisant pour raccrocher les néo-moscoutaires.
L'Ukraine aurait pu représenter un modèle et une occasion de mots d'ordre : un peuple européen tente de s'émanciper d'un Etat mondialisateur et oppresseur. Mais cela ne parle pas à ces Droites, qui sont incapables de penser autrement que par les catégories bien connues : l'Etat, la "puissance" impériale, l'Ordre, etc.
Il y aurait beaucoup à discuter.
J'invite à lire ceci :
1) Une analyse pertinente d'A. Dobrenko sur la nature de l'actuel gouvernement russe :
https://www.svoboda.org/a/znakomjtesj-neostalinizm-evgeniy-dobrenko-o-vernuvsheysya-epohe/32553565.html (accessible en anglais).
2) Sur la persistance des méthodes :
https://windowoneurasia2.blogspot.com/2024/05/moscow-should-draw-on-history-of.html
3) Sur l'impossible retour aux formes du passé :
https://windowoneurasia2.blogspot.com/2024/05/russia-and-belarus-seeking-to-revive.html
4) Sur l'alliance (inégale) Chine-Russie et ses conséquences nuisibles pour la Sibérie : https://www.region.expert/beijing-moscow/ (trad angl. accessible).
Rédigé par : Jégou | mardi 21 mai 2024 à 14:04
Il me semble que la politique de la Grande terreur ait deux versants: Une lutte implacable du dictateur pour obtienir les pleins pouvoirs absolus, et un besoin de main d'œuvre réduit à l'état d'esclavage pour réaliser les plans quinquennaux fous dans le cadre d'une URSS ruinée par le communisme, e goulag répondant à ces deux impératifs.
Rédigé par : Laurent Worms | mardi 21 mai 2024 à 15:12
Cher JGM, article d'une logique implacable, et pourtant non satisfaisant. Pour connaitre un peu la Russie, y être allé pour la bénédiction de la statue de Jeanne d'Arc à St Petersbourg le 13 octobre dernier, je réalise qu'il s'agit d'un monde différent, bicéphale comme son aigle. Il ne faut pas juger sans comprendre. Et ne pas se moquer de son attachement religieux. C'est le grand voisin de l'Europe à l'est, la géographie est là, et la sagesse est de s'entendre avec ses voisins. C'est un empire qui nous ouvre les portes vers l'Asie, à choisir je préfère les portes de la Russie à la sublime porte de la Turquie. De plus, comme l'a montré Xavier Moreau: Vladivostok c'est encore l'Europe de peuplement au méridien de Pékin et de Séoul!
Rédigé par : BLeveel | mercredi 22 mai 2024 à 11:40