Ce 24 avril, à Paris, c'est après 3 jours d'un scandale diplomatique peu ordinaire, que l’ambassade de Chine faisait profil bas. Elle se voyait contrainte de publier un démenti, aussi formel qu'embarrassé, en contradiction avec les propos tenus le 21 avril sur LCI par Lu Shaye. Or, depuis 2019, celui-ci représente dans notre pays le gouvernement communiste de Pékin. L'homme appartient lui-même, faut-il le préciser, au Parti de Mao Tsé-toung, dirigé depuis 2012 par Xi Jinping.
Dans son communiqué la diplomatie chinoise tente donc de faire savoir ceci : "les remarques de l’ambassadeur Lu Shaye sur la question de l’Ukraine ne sont pas une déclaration de la politique officielle mais une expression de points de vue personnels au cours d’un débat télévisé. Elles ne devraient pas faire l’objet de surinterprétation. La position de la Chine sur les questions concernées n’a pas changé".
Dont acte, l'incident pourrait paraître clos.
Officiellement en effet, le gouvernement de Pékin n'a pas voté, aux Nations Unies, la condamnation de "l'opération militaire spéciale" lancée en février 2022 pat Vladimir Vladimirovitch Poutine contre l'Ukraine.(1)⇓
Mais il n'a jamais reconnu ni l'annexion de la Crimée en 2014, ni la légalité d'aucune des mini-républiques que l'on dit "séparatistes", ni les annexions de 2022, l'ensemble amputant de 20 % de son territoire de 1991, internationalement reconnu, la république d'Ukraine.
Plus généralement la Chine se réclame, en théorie, de la doctrine de l'intangibilité des frontières internationales. Ceci lui permet d'occulter la réalité de son propre statut d'héritière de l'empire des Qing (1644-1911) : aussi bien au Tibet qu'en Mandchourie, en Mongolie comme au Turkestan... et de revendiquer Taïwan, île conquise par les Qing en 1683 puis par les Japonais en 1895, passée en 1945 sous le contrôle des Nations Unies, avant de devenir en 1949 le refuge du Kouo Min Tang... Ce qui se passe au Turkestan oriental, rebaptisé Xinjiang "nouveau territoire" demeure ainsi une affaire intérieure. Circulez, il n'y a rien à voir.
Concernant l'Ukraine, la position officielle de Pékin consiste à prétendre proposer un plan de paix en 12 points. La Chine cherche ainsi, avant tout, – afin de rehausser son prestige auprès des pays arabo-africains et latino-américains notamment, et pour mieux faire reconnaître son rang de superpuissance désormais principale rivale des États-Unis – à se placer en médiatrice du conflit.
En parallèle, sa diplomatie, au plus haut niveau, multiplie par ailleurs les signes de son "amitié sans limite" avec Moscou. Sans vouloir rien dire de concret, cette formule, énoncée le 4 février 2022, soit 3 semaines avant le déclenchement de l'offensive, a été encore rappelée, ce 23 mars au Kremlin par Xi Jinping.
Entre-temps les revues historiques chinoises avaient commencé à rappeler l'ancienne présence de la Chine impériale en Sibérie et les dirigeants des ex-républiques musulmanes soviétiques ont été invités au premier "sommet Chine-Asie centrale" qui doit se tenir en mai dans l'Empire du Milieu...
Cette ligne diplomatique, apparemment ambiguë mais en réalité parfaitement lisible, s'est trouvée passablement déformée par l'attitude et les déclarations univoques de Lu Shaye. On pourrait donc [presque] dire merci à sa maladresse.
On se souviendra quand même qu'un ambassadeur n'est pas seulement tenu, en tant que fonctionnaire d'État, à un devoir de réserve mais bien plus à une obligation de conformisme, autrement dit : il doit s'aligner sur les positions de son gouvernement.
La séquence mérite donc d'être rappelée, dans sa chronologie.
Dès avril 2020, en effet, pendant la crise du Covid, ce personnage fut convoqué au Quai d'Orsay pour avoir accusé des soignants français d'abandon de poste. L'année suivante, en mars 2021, il qualifié de "petite frappe" le chercheur français Antoine Bondaz. Deux mois plus tard, en mai, il affirme que les Ouïgours ne sont pas "internés" mais "placés dans des centres éducatifs et de formation professionnelle. Ce sont des stagiaires." Enfin, en 2023, on apprend de lui que, non seulement l'Ukraine, mais l'ensemble des républiques issues de l'Union soviétique n'ont pas, à l'en croire, de véritable statut international.
Ceci vise, concrètement, à préparer l'opinion européenne à accepter un plan de paix laissant un morceau de territoire, la Crimée et une partie du Donbass, à l'agresseur, sauvant ainsi la face – ne parlons pas d'honneur - de Poutine.
Son propos a été développé le 21 avril sur LCI, face au journaliste franco-suisse Darius Rochebin.(2)⇓
Il y théorise le fait que "la Crimée était tout au début [sic] à la Russie. C’est Khrouchtchev qui a offert la Crimée à l’Ukraine dans l’époque de l’Union soviétique." Partant de là, c'est-à-dire de 1956, année où le méchant Khrouchtchev dénonça le bienfaisant Culte de la personnalité de l'excellent Staline, l'ambassadeur Lu Shaye ne saurait s'arrêter en si bon chemin.
Il va donc plus loin et considère que les pays de l’ex-URSS "n’ont pas le statut effectif dans le droit international parce qu’il n’y a pas d’accord international pour concrétiser leur statut de pays souverain". Ce dernier point est entièrement, juridiquement et évidemment faux. Un premier pays à protester sera le Kazakhstan, que Pékin convoite. Les trois États Baltes, de leur côté, convoqueront les ambassadeurs chinois. Après avoir exprimé sa "consternation", le quai d'Orsay fera de même.
Bien plus, lorsque son interlocuteur évoque la famine monstrueuse et les crimes imputables à Mao, et l'image qui en résulte dans l'opinion européenne, le même Lu Shaye ose qualifier cette réalité historique indiscutable de "racontars". Rappelons-lui ici que ces faits, et l'échec lamentable du Grand Bond en avant, avaient conduit les autres dirigeants, dont Liu Shaoqi, à reléguer le Grand Timonier dans un rôle symbolique. Et c'est pour reprendre le pouvoir effectif que Mao Tsé-toung, s'appuyant sur l'armée et sur le fanatique ministre de la Défense Lin Biao, déclencha la prétendue "révolution culturelle" qui ruinera et désorganisera le pays pendant 10 ans jusqu'en 1976.
Le gouvernement de Pékin en faisant d'un communiste militant, agressif et résolument négationniste, un diplomate d'un style nouveau, en Afrique puis au Canada, et en l'envoyant dans une capitale comme Paris, en 2019, a délibérément choisi de faire place à ceux qu'on appelle les "loups soldats". L'expression et le modèle dérivent de deux films dopés à la testostérone, "Wolf Warrior", sorti en 2015, et "Wolf Warrior 2" datant de 2017. Le héros se bat contre des méchants Américains. L'image finale de "Wolf Warrior 2", montre sans ambiguïté un passeport chinois porteur du message : "Citoyen chinois, si tu es en danger dans un pays étranger, n'abandonne pas ! Souviens-toi que tu peux compter sur une mère-patrie puissante".(3)⇓
La Chine communiste mise donc clairement ainsi sur notre faiblesse supposée. On ne perdra pas de vue, à cet égard, qu'elle encourage, manipule et subventionne chez nous tout ce qu'elle combat chez elle. La France, singulièrement sous Macron, constitue une cible de choix. Elle l'a prouvée et le prouvera sans doute encore.
Mais là, trop c'est trop et Mme Colonna a été heureusement amenée à rappeler l'honorable Lu à un peu de décence.
Laissons donc conclure ceux des pays européens, hier captifs, qui se sont arrachés il y a 30 ans, en même temps que l'Ukraine à l'oppression soviétique. Représentant la Lituanie, Gabrielius Landsbergis[4], participait ce 24 avril à une réunion des ministres européens des Affaires étrangères. Il écrivait quelques jours plus tôt : "Pendant des années, l’Occident a déclaré que la coopération économique persuaderait les dictateurs de soutenir un ordre international fondé sur des règles. Mais tout ce que nous avons fait, c’est nourrir leurs économies tout en les laissant enfreindre toutes les règles. La Chine parie que nous allons répéter cette erreur. Il est temps d’essayer autre chose. (…)
Nous sommes capables de défendre l’Europe sans l’aide chinoise.
Au lieu de demander de l’aide, nous devrions projeter nos forces, montrer au monde que l’Ukraine, l’Europe et les Etats-Unis sont désireux et capables de sécuriser le continent européen. C’est le seul signal que nous devrions envoyer. Le même signal fort doit être envoyé à Taïwan."
Comment ne pas acquiescer à cette ferme doctrine, dans l'intérêt même de la Paix.
JG Malliarakis
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Apostilles
- Le 2 mars 2022, après deux jours de débats, 141 pays sur 193 ont voté cette condamnation, 5 seulement (Corée du Nord, Erythrée, Syrie, Russie et Biélorussie) ont voté contre, et 35, dont le représentant chinois, se sont abstenus.⇑
- Échange mémorisé sur twitter⇑
- cf. sur France 24 "Quand la Chine lâche ses "loups soldats" sur la scène diplomatique".⇑
- Il est accessoirement petit-fils du fondateur de l'indépendance de son pays, Vytautas Landsbergis.⇑
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