Au chant du coq, ce 24 février, nous avons appris que, depuis 4 heures du matin, Moscou avait commencé à mettre en œuvre son plan de mise au pas de la liberté ukrainienne.
Heure après heure, les Européens ont vu se dérouler, sans pouvoir vraiment l'entraver, le plan macabre de reconstitution de l'espace grand-russien. Dès le premier jour, nous avons immédiatement entendu la masse des commentaires les plus variés, les plus stériles aussi. Dans les années 1960, l'idée à la mode était l'accélération de l'histoire. En 1998, certains souhaitaient disserter sur l'hypothèse de Fukuyama à propos de la soi-disant fin de l'histoire. Aujourd'hui nous constatons que le cadavre de l'histoire bouge encore
Ce 27 février au matin par exemple on apprenait que l'armée moscovite était entrée à Kharkiv. On se souviendra que ce fut d'abord par les terribles Lettres de Kharkov, que l'on a pu apprendre la véritable nature génocidaire de la terrible famine infligée par Staline à l'Ukraine et aux paysans en 1932-1933[1].
Il est vrai que l'on pouvait s'attendre aux opérations poutiniennes. Il suffisait de consulter les sources sérieuses.
Le 22 février, Isabelle Mandraud, sans doute l'une des meilleures journalistes français spécialistes de la Russie et ancienne correspondante du Monde à Moscou, pouvait écrire, à propos de la reconnaissance par Poutine des pseudo-républiques séparatistes d'Ukraine orientale : "Ce n’est sans doute qu’une étape car c’est toute l’Ukraine qui est dans le viseur du Kremlin"[2].
Laure Mandeville fut pendant 20 ans la correspondante du Figaro. Dès 2008, elle publiait une mise en garde dans le même sens sous le titre "La Reconquête Russe"[3].
Françoise Thom donnait le 28 janvier un éclairage plus brûlant permettant d'appréhender la scène totale. Auteur de nombreux ouvrages de référence parmi lesquels un indispensable "Comprendre le poutinisme" (Desclée de Brouwer, 2018), elle va plus loin. Sur l'indispensable site Desk Russie, elle analyse de nombreuses déclarations délirantes, significatives et malheureusement cohérentes avec les faits, de dirigeants russes. Ceci permet de décrypter dans leurs propos un "flirt avec l’apocalypse".[4]
En France, la plupart des politiques responsables ont su condamner"l'attaque de Poutine"[5]
En Europe, c'est dès le 24 février que plusieurs anciens dirigeants européens, dont les chefs de gouvernement finlandais Esko Aho, italien Matteo Renzi et autrichien Christian Kern, ont démissionné des conseils d'administration des sociétés russes dans lesquels ils siégeaient. François Fillon, avec un retard à l'allumage dont il s'explique dans la livraison du Journal du Dimanche, fera de même le lendemain.
En Russie, le même jour, des milliers de citoyens ont osé défier le pouvoir et protester, à peine quelques heures après le début de l'offensive. Selon l'organisation spécialisée OVD-Info, au moins 1 391 personnes ont été interpellées dans 51 villes, dont 719 à Moscou et 342 à Saint-Pétersbourg. L'AFP a assisté à des dizaines d'arrestations sur la place Pouchkine, dans le centre de Moscou, où un important dispositif policier avait été déployé.[6]
Le lendemain 25 février, c'est un collectif de 664 chercheurs et scientifiques russes qui exige dans un appel public l’arrêt immédiat de tous les actes de guerre dirigés contre l’Ukraine.[7]
L'enthousiasme spontané nationaliste grand-russien ne se manifeste au contraire que chez quelques hurluberlus manipulés ou stipendiés.
Certes la kleptocratie moscovite dispose de quelques alliés dans le monde. Le Venezuela, a été ruiné par la démocrature de Chavez. Son successeur Maduro, non moins pourri, se prononce clairement et grossièrement en faveur des agissements de son protecteur moscovite.[8]En effet les voyous de Caracas sont soutenus tant par Pékin et Ankara que par Moscou ou Téhéran[9]. Joli bloc.
La Chine se montre cependant plus habile que les brutes du Kremlin. Son impérialisme évident repose sur la finance.
À Paris, hélas et de diverses parts, nous voyons monter un raisonnement déplorablement déconnecté du réel : celui d'une Europe qui ne choisirait pas entre l'agressé, qui l'appelle au secours, et l'agresseur cynique, qui prétend que sa victime n'existe pas.
Rappelons d'abord que l'Ukraine appartient à notre continent. Elle se situe au centre de la route qui va des Balkans à la Baltique.
Elle a inscrit dans sa constitution sa vocation européenne.
Au contraire la Fédération de Russie qui reconnaît elle-même sur son territoire l'existence de 88 nationalités auxquelles elle impose la tutelle moscovite, s'étend sur un espace eurasiatique, dont le pouvoir actuel revendique le concept.
Rappelons enfin qu'en 1975 Brejnev au nom de l'Union soviétique, au sommet de sa puissance, signait les accords d'Helsinki. Ce traité consacrait comme base de la paix en Europe l'inviolabilité des frontières. Demandé de longue date par l'URSS et ses satellites pour pouvoir mettre fin à la seconde guerre mondiale, le principe fut accepté et appliqué par l'Europe occidentale. Il a été violé par la Russie poutinienne alors que l'explosion de l'URSS a elle-même été déclenchée par la République [soi-disant] fédérative de Russie en 1991 s'effondrant sous le poids de ses échecs sanglants, de sa corruption, de sa bureaucratie et de sa crasse. Les autres républiques ont alors toutes voté pour leurs indépendances.
Remettre en cause l'existence souveraine de ces pays, qu'il s'agisse de l'Ukraine ou des États Baltes, c'est aussi fermer les yeux sur l'incapacité du régime russe actuel à mettre en valeur le territoire le plus vaste du monde, disposant de ressources naturelles immenses, et d'élites scientifiques souvent remarquables.
La vie n'est pas neutre : elle consiste à prendre parti hardiment.
Méfions-nous par conséquent plus que jamais des discours neutralistes.
Ceux qui les reprennent aujourd'hui se trompent d'époque.
Quoi qu'on puisse penser du fonctionnement du pacte atlantique, il a permis entre 1949 et 1991 d'échapper à la menace que l'URSS, appuyée sur son pacte de Varsovie, représentait pour l'ensemble des nations de l'Europe libre. Le retrait décidé par le pouvoir gaulliste, en 1966, de son organisation intégrée n'a produit pour la France aucun effet positif connu.
C'est à partir de 1991, époque où justement la menace soviétique semblait disparaître, que notre pays a décidé de réintégrer l'OTAN.
On nous serine que l'Alliance ne serait plus aujourd'hui qu'un instrument de la domination nord-américaine. En réalité le protectorat des États-Unis sur l’Europe occidentale vient avant tout du moindre effort de défense et de la division de nos pays. Il est devenu d'autant plus lourd à porter pour Washington que la zone cruciale pour les intérêts américains s'est déplacée vers l'océan Pacifique.
La France, et ses quelque 60+7 millions d'habitants investit péniblement 2 % de son produit intérieur brut dans les moyens de la défense nationale. Or, elle se veut première de cordée au sein d'une Union européenne encore balbutiante quand il est question de sortir du commerce, de la technocratie et de la bureaucratie. Les États-Unis, 5 fois plus peuples investissent 5 %.
Au contraire si les 27 pays de l'Union européenne faisaient enfin le choix de porter à égalité avec les États-Unis leurs investissements militaires, et d'adhérer en bloc à l'OTAN, ce qui est le cas de 21 pays membres de l'UE, on ne pourrait plus parler de cette alliance comme d'un protectorat. C'est concrètement la seule proposition réaliste, et c'est d'ailleurs ce que s'apprêteraient à faire la Suède et la Finlande, traditionnellement neutres, mais qui ont mesuré la situation actuelle.
Au-delà des sanctions et à défaut d'une impossible riposte militaire, telle me semblerait la meilleure réponse à cette agression.
JG Malliarakis
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Apostilles
- cf. Lettres de Kharkov par Andrea Graziosi Préface de Nicolas Werth. Avec la contribution de Iryna Dmytrychyn éd. Noir sur Blanc, 2013, 288 pages.<br/ > La manière dont le mensonge soviétique fonctionnait alors en l'occident mérite elle aussi d'être visitée par le film "L'Ombre de Staline" cf. L'Insolent du 30 août 2020.⇑
- cf. article "Reconnaissance des séparatistes par Poutine" ⇑
- aux Éditions Grasset. ⇑
- cf. "Poutine : le flirt avec l’apocalypse" ⇑
- telle est la formule employée sur le blog d'un Mélenchon, qui, cependant se contredit d'un jour à l'autre, tenant un jour le discours hypocrite ou explicite de l'extrême gauche pro-Moscou, et le lendemain celui des Frères musulmans dont il souhaite l'apport électoral, eux-mêmes étant alignés sur l'ondoyante diplomatie d'Ankara.⇑
- cf. sur BFM TV "Non à la guerre": des centaines d'arrestations en Russie lors de manifestations interdites contre l'offensive en Ukraine.⇑
- cf. Tribune publiée dans Le Monde : Appel de 664 chercheurs et scientifiques russes: "Nous exigeons l’arrêt immédiat de tous les actes de guerre dirigés contre l’Ukraine".⇑
- cf. Nicolas Maduro : "le Venezuela est avec Poutine, il est avec la Russie !"⇑
- Le régime vénézuélien, disposant des plus importants gisements du Nouveau Monde, est devenu incapable de les exploiter au point d'importer du pétrole d'Iran. Profitons de cette note pour recommander la lecture du livre de notre regrettée amie Paula Vasquez "Pays hors service"⇑
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