Cette question risque fort de sortir bientôt de la sphère du passé, pour entrer dans celle de l'avenir. En vérité, même dans les temps les plus éloignés, il est difficile d'affirmer péremptoirement, par exemple, si celle de Rome aurait vraiment sombré aux ides de mars; ou si, dès l'adoption de la constitution de 1848, le régime présidentiel, qu'elle instaurait, était voué à donner naissance au second empire.
Ainsi la plupart des historiens sérieux de la Quatrième république s'interrogent-ils encore sur les causes profondes et véritables de l'effondrement de ce régime. On sait qu'il fut balayé en 1958 par les manifestations d'Alger. Or, celles-ci avaient été instrumentalisées par ceux-là même qui entendaient se débarrasser d'institutions alors moribondes.[1]
Le mal venait en partie, mais en partie seulement, des conséquences de l'emprise du PCF sur l'électorat. Le MRP démocrate chrétien, parti dominant fondateur avait obtenu 26 % des voix en novembre 1946 et 162 députés, alors que le parti socialiste SFIO avec 18 % des suffrages et 102 élus, devenait son allié indispensable. Il s'agissait pour eux de faire face aux staliniens qui s'appuyaient sur 28 % des électeurs.
Or, dès l'élection de 1951, le MRP commença une longue descente aux enfers dont le dernier avatar décadent n'est autre que l'actuel MODEM, force d'appoint du macronisme depuis 2017. Qualifié par ses adversaires de Machine à Ramasser les Pétainistes, cet ectoplasme se composait d'hommes aux idées de gauche, soutenus par des électeurs de droite, tout en siégeant au centre.
Son seul acte courageux fut de faire voter en 1951 la loi Barangé d'aide au libre choix scolaire des familles. L'adoption de ce texte rendit, dès lors impossible la constitution d'aucun gouvernement où MRP et SFIO auraient siégé ensemble.
Or, 5 ans plus tard, en 1956, le socialiste laïc Guy Mollet devint président du Conseil, à la tête d'un front républicain. Il prétendit abolir cette loi, il n'y parvient pas. En effet, le 26 octobre 1956, l'Assemblée nationale vota en faveur de la "question préalable" bloquant le débat sur la loi Barangé-Barrachin par une courte majorité de 291 voix contre 282.
Il fallut attendre le gouvernement De Gaulle, constitué en juin 1958, liquidateur de la Quatrième, pour trouver à nouveau les deux partis réunis. En 1959 le gouvernement Debré institua le système actuellement en vigueur qui transforme les écoles confessionnelles sous contrat en sous-traitantes, étroitement domestiquées, du secteur public.
La question scolaire, ouverte en 1951, a ainsi, beaucoup plus [peut-être] contribué à détruire ce régime que l'année 1954, tragique du point de vue militaire, avec l'humiliation de Dien Bien Phu en mai, la braderie des accords de Genève en juillet, le vote contre la CED en août et la Toussaint Rouge algérienne en novembre.
D'autres auteurs croient pouvoir dire que le score des poujadistes en janvier 1956 annonçait une crise des institutions.
Mais ce qu'aucun historien sérieux ne conteste c'est que le symptôme symboliquement le plus funeste de leur agonie irrémédiable fut la manifestation policière du 13 mars 1958, deux mois jours pour jour avant la prise du Gouvernement Général d'Alger, le 13 mai, par les partisans de l'Algérie française.
Rappelons les chiffres et les faits. Cette manifestation du 13 mars fit alors scandale car, commencée sur un mode syndical dans la cour de la Préfecture de Police où se ressemblèrent environ 8 000 agents de police, elle vit 2 000 d'entre eux décider de porter leurs revendication devant les députés. Il est vrai que le préfet de police, presque aussi maladroit que l'actuel refusait de recevoir leur délégation qui revendiquait essentiellement un réaménagement de l'indice salarial des gardiens de la Paix. Tout cela conduisit le PCF à hystériser, le 20 mars, au gré d'un meeting au Vel d'Hiv, son sempiternel mot d'ordre "le fascisme ne passera pas". Entre temps, le 15 mars, avait été nommé un nouveau préfet de Police. En la personne de Maurice Papon, on le présentait alors ce préfet de Constantine comme un pilier républicain...
Il peut sembler intéressant de comparer cette situation à celle d'aujourd'hui. On évalue en effet à 35 000 le nombre des policiers ayant manifesté leur colère ce 19 mai. Leur malaise (restons dans la litote) est clairement beaucoup plus profond, et il entre en résonance avec l'inquiétude d'un nombre colossal de Français.
Comment, à moins d'ignorer totalement l'histoire de ce pays, ne pas entrevoir l'éventualité d'une nouvelle crise de régime ?
Or, l'ignorance de l'histoire a pris des proportions abyssales, notamment chez la plupart des commentateurs agréés des médias parisiens, et plus généralement chez les [prétendues] "élites". Et cette réalité, déplorable en elle-même, contribue à désorienter cette opinion publique que l'on s'emploie d'ailleurs à désinformer copieusement chaque jour. Nos dirigeants actuels, dont très peu paraissent nobélisables, n'appartiennent pas non plus à une espèce tellement supérieure qui échapperait à la crétinisation générale. Quand Salvador Dali se plaisait à dénoncer "une entreprise de crétinisation universelle", sans doute voyait-il presque juste.
Justement, un ami, professeur rue Saint-Guillaume, me disait il y a quelque temps, en soupirant : "mes cours sont [devenus] des compléments d'histoire". Il déplorait en effet la vacuité et l'ignorance de ses jeunes étudiants, produits de la désastreuse réforme de leur école supposée former nombre de technocrates futurs et de cadres de l'ENA. Cette réforme conduite, avec l'acquiescement de quelques comparses, par l'emblématique Richard Descoings dit "Richie" [2]. Celui-ci sévit pendant près de 20 ans, de 1996 à 2012, date de sa mort new yorkaise suspecte. Elle se révéla littéralement destructrice de la vieille tradition de nos Sciences Politiques, déjà fort abîmée en 1945 quand l'école fut transformée en Institut d'Études politiques. L'œuvre destructrice a été continuée par ses successeurs, liés au non moins immonde Duhamel[3].
Certes l'histoire, pas plus que la médecine, n'appartient sans doute pas au catalogue des sciences exactes. Je suis enclin cependant à dire qu'elle recommence toujours.
JG Malliarakis
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Apostilles
[1] Dans les circonstances dramatiques du procès du général Salan en 1962, son avocat Me Jean-Louis Tixier-Vignancour sut administrer la preuve de cette instrumentalisation avec l'appui d'un témoin nommé... Mitterrand, et en faisant citer Michel Debré, qui se déroba.
[2] On ne peut pas chercher à comprendre l'affaissement généralisé de la société française sans prendre connaissance du livre "Richie" publié en 2015 chez Grasset par Raphaëlle Bacqué.
[3] On lira par exemple à leur sujet l'article "Duhamel-Mion-Guillaume, ce trio «tué» par Aurélie Filippetti".
Cher JGM, originale analyse sur la fin d'un régime, depuis César... jusqu'à Jupiter! Relier la liberté scolaire et la dérive de SciencesPo c'est certain, relier le MRP avec le Modem c'est juste. Quant à relier manif de policiers avec pb de sécurité c'est évident. Zemmour a a commenté le soir même une phrase de Bayrou (dans un autre contexte): quand tout le monde est d'accord sur un sujet, c'est que le sujet est ailleurs. Il rajoute: un sujet dont on ne veut pas parler. Je vous laisse développer pour d'autres chroniques.
Rédigé par : Bernard Leveel | vendredi 21 mai 2021 à 00:22
Article très intéressant.
Il y a beaucoup de signes indiquant que le régime français actuel est à la veille de sa chute. Comme en 1958, ce n'est pas juste un signe avant- coureur. Il y en a beaucoup, ça craque de partout. Mais aujourd'hui c'est plus grave. C'est la république elle-même dont les gens sont dégoûtés. Plus grave, ou porteur d'espoir... si les Français se débarrassaient vraiment de la république. De Gaulle lui, était républicain.
Pour Dien Bien Phu, quelle idée d'aller se mettre au fond de cette cuvette...!
Les hommes qui sont morts à Dien Bien Phu étaient des héros, mais la France n'avait rien à faire là bas, dans le royaume d'Annam, tributaire de la Chine.
Rédigé par : Helveticus | vendredi 21 mai 2021 à 00:55
Une fois encore, nous constatons que le poisson commence à pourir par la tête
Rédigé par : Alain Charoy | vendredi 21 mai 2021 à 07:09
Alors que les piliers de l'État foutent le camp (police et armée) il est formidable, ce matin de lire que la cote de Macron et Castex remonte. Aucun des commentateurs ne souligne que c'est lié à l'allègement des mesures sanitaires qui plaisent aux Français, heureux de retrouver les terrasses, même sous la pluie. Un aveuglement de plus.
Malheureusement, la dégradation de Sciences Po. accompagne et va de pair avec celle de l'Université et de l'ensemble du système scolaire et universitaire français. Seule l'ENA reste dans sa bulle.
Rédigé par : Laurent Worms | vendredi 21 mai 2021 à 09:36
J'accuse mon ignorance, mais c'est la première fois que j'entends DIRE que le MODEM fut une *(voire remarque JGM) machine à recycler des pétainistes. On l'assimile bien plus communément aux héritiers des démocrates chrétiens qui ont inspiré les efforts de fédération européenne par des institutions "aux fils suffisamment invisibles pour qu'elles soient irréversibles", avouait Michel Rocard lors d'un "Carrefour indépendant et libéral" réuni par Yves-Marie Laulan et Claude Reichmann auquel je participais au Procope et où il décrivait la stratégie de Jean Monnet.
Du MRP au MODEM et de Giscard à Bayrou, Giscard n'a pas eu à se retourner dans sa tombe pour voir qu'on était descendu bien bas.
La France est un pays de guerres scolaires et le contrat unissant les écoles privées aux publiques n'a pas fait disparaître la qualité de l'enseignement libre comparé à l'enseignement public, s'il a uniformisé les programmes scolaires sur un "socle commun". On pourrait tout à fait, dans l'esprit iconoclaste qui vous fait analyser la chute de la IVème République indépendamment de la méprise gaulliste, dater la fin de l'illusion mitterrandienne de la démission d'Alain Savary puis du gouvernement de Pierre Mauroy plutôt que du tournant de la rigueur.
La crise de régime n'est pas passée loin d'Emmanuel Macron, mais la Covid fut un effet d'aubaine, en France, pour faire rentrer les Gilets jaunes à la niche pendant que se poursuivait le grand déclassement à la faveur des interdictions liées à la crise sanitaire.
Aujourd'hui on constate que la cote de Macron et de Castex remonte parce que la crise de confiance qu'ils ont traversée est derrière eux.
La Grande Muette se met à parler, mais pas très fort. Libre à qui voudra de goûter les relents séditieux de la rhétorique de M. Fabre-Bernadac et des plumes de la seconde tribune des soi-disants militaires d'active réveillant, au choix, "le coup d'Etat permanent" de 1958 ou le 6 février 1934.
Bien qu'ils suggèrent et qu'ils menacent à mots pas très couverts, nos soldats de France se montrent d'autant plus polis qu'ils n'ont pas fait les guerres de la France. On les a envoyés au Mali, en Libye, en Syrie, en Serbie et où sais-je encore? Ils auraient préféré aider au maintien de l'ordre et quitte à déployer des compétences organisationnelles ou médicales, servir pendant l'une des vagues de la Covid.
On a reproché au secrétaire du syndicat Alliance de mettre les pieds dans le plat et de dire que "le problème de la police, c'est la justice". Pour une fois les choses sont dites. Il y aurait une crise de régime si les "partis du système" ou de gouvernement n'avaient pas emboîté le pas à ce délégué syndical.
Marine Le Pen n'avait aucune chance de passer sous les fourches caudines du Conseil constitutionnel avec sa présomption de légitime défense pour les policiers et présidant à toute enquête pour éventuelle bavure, à voir comme Gérald Darmanin se fait remonter les bretelles par une institution que celui qui écrivait la loi a saisie lui-même pour se faire recadrer.
J'ai souligné en commençant la décadence du MRP au MODEM. Je noterai par contraste qu'il y a une élévation du niveau de conscience ou de respect des victimes et des valeurs sécuritaires de la part du parti socialiste qui arrive au "droit de regard de la police sur le suivi des peines judiciaires" d'un Olivier Faure même repentant, en étant parti de l'abolition de la peine de mort érigée en totem badintérien (et je suis contre la peine de mort, estimant que la société n'a pas le droit de reprendre la vie qu'elle n'a pas donnée, mais on devrait pouvoir en discuter, ce que nos grandes consciences éclairées nous interdisent de faire de crainte que le peuple ne vote mal et comme si la démocratie, ça n'était pas le clivage).
Il est certes ridicule de voir tous les partis politiques à l'exception de la France insoumise (qui n'ose cependant pas chanter en sourdine que "tout le monde déteste la police)", se précipiter à la manifestation des forces de l'ordre, plus outrées, à la différence de leurs collègues militaires prenant la plume, par la condamnation trop légère des meurtres des leurs que par le sale boulot qu'on leur fait faire en verbalisant aujourd'hui des contrevenants au couvre-feu liberticide ou des promeneurs du val n'étant pas dûment munis d'une attestation réglementaire et demain d'un pass sanitaire.
Les forces de l'ordre ont dû éprouver un coup au moral de devoir énucléer une trentaine de Gilets jaunes, mais elles n'en ont pas particulièrement fait état. La police est moins civique que les militaires à l'égard de leurs concitoyens que d'aucuns qualifieraient de "braves" ou d'"honnêtes gens".
Quoi qu'il en soit, elle peut pavoiser son ras le bol de voir libérer le lendemain des individus qu'elle a arrêtés la veille et qui sèment la terreur dans leur quartier. La police peut dénoncer le laxisme judiciaire qui fait qu'exercer le métier de policier revient à pousser le rocher de Sisyphe.
Aujourd'hui, les policiers peuvent le dire, le peuple est derrière eux et les partis politiques n'osent pas se désolidariser du peuple et cela est vrai du RN au PS en passant par le parti du ministre de l'Intérieur. Il y a vingt ans, dire que la police et la justice ne travaillaient pas main dans la main et n'allaient pas dans le même sens aurait été mal vu.
On me semble donc être bien loin d'une crise institutionnelle, d'abord parce que les forces de l'ordre, qu'elles soient civiles ou militaires, s'expriment respectueusement et parce que les partis politiques dits de "l'établissement" ou de gouvernement n'osent les contredire que du bout des lèvres. On se croit toujours en 1788, mais la guerre civile n'est heureusement pas toujours pour demain.
Petite remarque
* L'expression de "Machine à Ramasser les Pétainistes" venait de ses adversaires et elle avait été inventée par le parti communiste. Elle visait, comme le sigle l'indique, le MRP des années 1945-1950 quand il récoltait plus de 20% des suffrages... Ce que vous dites du MODEM, apparu au XXIe siècle, ne s'y applique évidemment pas. JGM
Rédigé par : Julien WEINZAEPFLEN | vendredi 21 mai 2021 à 12:48
A Rome, on achetait les électeurs ! Macron vient de faire de même : le pass culture à partir de 18 ans + 300 € cadeau ! Or, on ne s'intéresse pas à la culture à partir de 18 ans mais bien avant. Et comme par hasard, étonnante coïncidence, c'est à 18 ans qu'on obtient sa carte d'électeur. Citons cette série US : NCIS : Règle #39 : Les coïncidences, ça n'existe pas.
Rédigé par : Françoise de Savigny | dimanche 23 mai 2021 à 13:50