Ce 9 avril le quotidien Le Monde faisait connaître une décision du 11 mars : le gouvernement français acceptait de déclassifier es documents émanant de nos services de renseignement à propos d'une affaire qui remet en cause les relations d'État entre la France et la Turquie. (1)⇓
L'assassinat, le 9 janvier 2013, rue Lafayette, à Paris, de trois militantes kurdes pose en effet plusieurs problèmes, que l'on devrait examiner séparément. Depuis septembre 2014 le magistrat instructeur demande cette déclassification dans ces termes : « L’enquête judiciaire, écrit-elle, a mis en évidence que l’un des mobiles les plus plausibles de ce triple assassinat pouvait être mis en relation avec les activités supposées d’Omer Güney [le "tireur présumé" précise Le Monde] en France au sein des services secrets turcs (MIT). »
L'aspect le plus grave, du point de vue français, nous ramène en quelue sorte à l'énorme indignation que remua en son temps l'affaire Ben Barka, en 1965. La même question, 50 ans plus tard, est rappelée par l'avocat des victimes, Me Antoine Comte : « le silence de la France sur ces crimes reviendrait à accorder à des États étrangers le droit de tuer sur le sol français en toute impunité, et nous serions fous de croire que cela ne se reproduirait pas ».
Il y a un demi-siècle la liquidation sur notre sol d'un opposant marocain fut considérée comme un scandale d'État. Ceci avait conduit à la réforme de l'organigramme des services spéciaux français. Aujourd'hui, rien jusqu'ici.
Ne dissimulons pas qu'à quelques jours du Centenaire du génocide arménien de 1915, c'est aussi le rôle de plus en plus trouble du gouvernement turc dans les affaires du proche-orient qui se trouve visé.
D'autre part, en 2013, les trois victimes, Sakine Cansiz, Fidan Dogan et Leyla Söylemez ont été tuées par balles au siège du Centre d’information du Kurdistan. Lié au PKK, cet organisme pose évidemment un problème inhérent à toutes les luttes de libération. Le "parti des travailleurs du Kurdistan", en tant que tel, a été classé parmi les organisations terroristes par l'Union européenne. On ne saurait en dire autant de tous les sympathisants de la cause kurde, auxquels l'État turc, jusqu'à une date récente, n'offrait aucune possibilité d'expression légale.
Le tribunal de grande instance de Paris, le 24 mars, jugeant une affaire mettant en cause des membres du PKK, a précisé – curieuse justice – dans une déclaration liminaire "que l’on devait désormais tenir compte de l’action du PKK contre l’État islamique".
L'État turc l'entend si peu de cette oreille qu'il déclare très officiellement considérer la révolte kurde, avec laquelle il cherche à négocier en position de force, comme plus dangereuse que l'État islamique. En 2014 au parlement d'Ankara un député kémaliste a même diffusé des documents tendant à prouver un soutien des services secrets turcs aux islamo-terroristes. Depuis lors l'ambiguïté de la participation d'Erdogan à la coalition anti "État islamiste" ne s'est jamais démentie. On a même pu présenter le nouveau patron du MIT comme "le contact de Daesh à la tête des services secrets". (2)⇓
La France et l'Europe peuvent certes exiger des exilés établis dans nos pays qu'ils y observent les lois. Mais on ne peut admettre que les services secrets d'Ankara viennent régler leurs comptes sur notre sol.
Or, depuis janvier 2013, l'identité du meurtrier des trois femmes Kurde est pratiquement établie. Il s'agit d'un nationaliste turc Omer Güney, aujourd'hui âgé de 32 ans. Il a été mis en examen dès le 21 janvier, "pour assassinat en lien avec une entreprise terroriste" et se trouve toujours en détention provisoire en France. Arrivé dans notre pays en 2011, après avoir résidé huit ans en Allemagne, se prétendant faussement kurde, il s'était infiltré parmi les militants de cette cause. On a pu établir, entre autres preuves de son infiltration, qu'il avait transféré 329 photos de fiches d'adhérents d'une association, photographiées sur son téléphone mobile durant la nuit qui a précédé les assassinats.
Depuis le 13 janvier 2014 on a connaissance d'un document confidentiel du MIT, service secret turc : un ordre de mission. La lettre, datant de 2012, deux mois avant le triple meurtre, fait la synthèse des informations recueillies auprès du « légionnaire », nom de code d'Ömer Güney. La démarche du MIT s'inscrit « dans l'objectif de déchiffrer les activités du PKK à Paris et en France, et de rendre inactifs les hauts membres de l'organisation. »
Depuis 3 ans, on sait de façon quasi officielle que des tueurs du MIT sont susceptibles d'opérer impunément dans nos pays.
Plus de deux années se sont écoulées depuis l'assassinat de trois femmes en plein Paris. On commence à voir poindre l'information, en relation avec le malaise de la participation officielle d'Ankara à la coalition anti-terroriste.
Dans mon livre sur "la Question turque et l'Europe" (3)⇓ je crois avoir démontré le caractère permanent de cette ambiguïté, que j'appelle la "diplomatie de la chauve-souris". Elle rend impossible l'appartenance de ce pays à l'Union européenne. Il semble grand temps d'en tenir compte.
Et pour commencer il est temps que cessent les exactions des services turcs sur notre territoire.
JG Malliarakis
Apostilles
- cf. Le Monde en ligne 09.04.2015 à 16h32… "Une enquête met en cause les services secrets turcs" ⇑
- cf. Présent N° 8295 du 17 février 2015. ⇑
- cf. "La Question turque et l'Europe" que l'on peut se procurer en ligne sur la page dédiée des Éditions du Trident ou en adressant par correspondance un chèque de 20 euros franco de port aux Éditions du Trident, 39 rue du Cherche-Midi, 75006 Paris en mentionnant le titre du livre commandé. ⇑
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Dans la catégorie "services secrets étrangers qui considèrent que c'est open bar en France pour régler leurs comptes domestiques", j'aimerais nominer le SVR russe, qui a kidnappé et torturé pendant deux jours à Strasbourg, en août dernier, un ancien ministre tchétchène, réfugié politique.
http://time.com/putin-secret-agents/
Son crime : avoir envoyé au tribunal de la Haye un dossier accusant Poutine de crimes de guerre en Tchétchénie.
Non seulement il n'y a eu aucune mesure de rétorsion officielle à ma connaissance, mais les médias français ont pratiquement passé sous silence cet acte portant gravement atteinte à la souveraineté nationale.
Rédigé par : Robert Marchenoir | samedi 11 avr 2015 à 14:12
@Robert Marchenoir L'affaire Saïd-Emin Ibragimov dont vous parlez ne figure pas dans la liste éloquente "Poutine : un chasseur et son tableau de chasse"
http://www.souvarine.fr/wordpress/?p=594
En effet Saïd-Emin Ibragimov est encore en vie.
Voici à son sujet un article qui intéressera tous les non-poutiniens ("ça existe encore")
https://desnouvellesducaucase.wordpress.com/2014/12/09/said-emin-ibragimov-le-parcours-dun-ancien-ministre-tchetchene/
Saïd-Emin Ibragimov, le parcours d’un ancien ministre tchétchène
(D’après Rue89 Strasbourg)
Saïd-Emin Ibragimov n’est pas un inconnu. Ministre de la Communication lorsque la Tchétchénie a essayé d’obtenir l’indépendance dans les années 1990, il fuit son pays, suite à un attentat lorsqu’il se trouvait à Istanbul, en 2001. Le Consul de France en Turquie lui propose alors l’asile politique et il choisit la capitale alsacienne :
« J’ai pensé que c’est à Strasbourg, avec le Parlement européen, le Conseil de l’Europe et la Cour européenne des droits de l’Homme que j’allais trouver la Justice pour la Tchétchénie. Même 13 ans après mon arrivée, je pensais qu’ici je serai en sécurité. Il faut croire que non. »
En août 2014, trois individus le kidnappent violemment et le torturent à Ostwald (Alsace) sur les bords de l’Ill. Il se rappelle avoir reçu un coup sur la tête et, assommé, avoir été transporté sur ce qui semblait être une barque d’après ses sensations. Au début les mots étaient doux et gentils, mais quand il a dit ne pas parler avec les bandits, le ton est monté. Pendant deux jours, trois personnes qui lui parlaient en russe l’ont molesté, torturé et empêché de dormir. Pour Saïd-Emin Ibragimov, il ne peut que s’agir d’agents du FSB, le Service fédéral de la sécurité de la Fédération de Russie, qui a remplacé le KGB en 1991. La manière dont ils agissaient ou leur accent moscovite ne fait aucun doute pour lui.
Cette agression n’arrive pas sans raison. En juillet, il a déposé une plainte auprès de la Cour pénale internationale (CPI) de La Haye, chargée de juger les personnes accusées de génocide, de crime contre l’Humanité, de crime d’agression et de crime de guerre. Avec sa demande, il dit avoir joint un dossier de 20 pages contenant des preuves sur les crimes commis par les autorités russes pendant la Seconde guerre de Tchétchénie (1999-2000). Sans réponse, il a entamé une grève de la faim qui a permis d’attirer l’attention sur ce cas.
Depuis son agression au mois d’août, Saïd-Emin Ibragimov a reçu d’autres menaces anonymes et la porte de son appartement a été fracturée, sans que rien ne soit dérobé à son domicile.
On constate que malgré le peu de chance d’aboutir de la démarche de Saïd-Emin Ibragimov elle a été jugée assez dérangeante pour que l’on s’attaque à sa personne.
Rédigé par : Emile Koch | samedi 11 avr 2015 à 14:31
Emile,
En effet, Rue 89 a publié le seul article un peu consistant que j'ai pu trouver en France sur cette affaire.
Rédigé par : Robert Marchenoir | samedi 11 avr 2015 à 16:52