Son propos introductif mérite d'être souligné. Dans de nombreux pays, notamment en Autriche où elle est apparue, aux États-Unis où elle est largement partagée dans les milieux conservateurs, l'approche "praxéologique" fait référence. Le premier quart d'heure de l'exposé fut consacré à une sorte de paraphrase, ma foi brillante, de cette méthode de pensée. Le conférencier ne l'ayant pas mentionnée, disons tout de même qu'elle fait l'objet de l'énorme volume de "L'Action Humaine" de Ludwig von Mises (1881-1973). Le nom de celui-ci n'était pas prononcé, pas plus que celui de son disciple le plus connu Friedrich-August von Hayek (1889-1982).
À noter du reste que ces deux géants de la pensée auraient pu être convoqués au titre de leurs destins respectifs, comme témoins du processus que l'on souhaite décrire et, mieux encore, expliquer. L'un comme l'autre ont en effet quitté Vienne à l'époque de l'Anschluss de 1938, cas particulier d'un glissement vers les régimes que l'on cherche à englober et à amalgamer sous l'étiquette "totalitaire".
Jean-Jacques Rosa n'ignore sans doute pas, non plus, que Hayek a consacré, au sujet évoqué, un livre tout à fait essentiel, "La Route de la servitude", publié en 1944. (1)⇓ Il n'en parlera pas.
Car, son raisonnement procède d'une toute autre logique. Auteur d'un ouvrage où il développe sa thèse historico-économique (2)⇓ il considère que l'on peut diviser la longue période, commencée à la fin du XIXe siècle, et qui se termine en l'an 2000, en deux parties.
La première époque prend son essor avec le chemin de fer, le haut-fourneau, l’industrie lourde. Elle engendre la guerre de 1914, les grandes concentrations financières, les grandes usines, etc.
Le regard de l'économiste, toujours si l'on suit notre hardi essayiste, apporterait ainsi une optique et une dimension qui peuvent échapper à l'historien traditionnel, fâcheusement englué dans l'événementiel.
En cela, quoique répertorié habituellement comme "libéral", il faut reconnaître, que manifestement il admire Marx. Il ne le dément pas lui-même quand on lui pose la question, sans d'ailleurs probablement l'avoir trop fréquenté. Il ne daigne pas non plus se référer à notre cher et vieux maître André Piettre (3)⇓ ou au stimulant Kostas Axelos. (4)⇓ On se demande même si, comme beaucoup, il ne se contente pas d'avoir lu les quelques pages du Manifeste publié en 1848 et dont l'ermite du British Museum cherchera pendant 35 ans à démontrer les fulgurantes pétitions de principes.
Jean-Jacques Rosa déclare donc adopter parmi les idées de Marx le lien bien connu qu'il fait entre les forces de production, les rapports sociaux et les "superstructures" politiques : les institutions féodales seraient ainsi liées au moulin à vent, ou au collier de cheval, comme la démocratie libérale devrait tout au moteur à vapeur, etc. Quand un de ses amis présents dans la salle lui fera observer qu'on se trouve en présence du matérialisme historique, le professeur Rosa ne le désavouera même pas.
On pourrait même dire, au rebours de l'école "praxéologique" autrichienne, de Mises ou Hayek, qu'il va plus loin encore. Selon lui, l'économie peut décrire toute l'action politique en tant que productrice de biens publics. Le gouvernement fournit de la sécurité comme l'entreprise produit des marchandises. L'État ne se comporterait donc pas autrement qu'une firme de grande taille.
Les régimes totalitaires découleraient dès lors d'un stade particulier des besoins publics qu'ils satisfont à leur manière. Seul un petit nombre de personnes peuvent détenir l'information indispensable à la prise des décisions. Le débat, la confrontation démocratique, comme la sanction du marché dans la production industrielle, correspondent à une phase que le totalitarisme considère comme périmée, inutile sinon nuisible, au plan politique comme au plan économique.
Inutile de dire que les utopies intermédiaires comme celle d'Ota Sik en Tchécoslovaquie ou d'Imre Nagy en Hongrie, "la troisième voie" de l'un, le "communisme qui n'oublie pas l'homme" de l'autre sont vouées à l'échec. Pas un mot pour déplorer, ni même pour remarquer que ces tentatives n'ont été liquidées que par les chars soviétiques et par la passivité d'un occident lui-même cantonné au "communism containment". Quand Ilios Yannakakis, témoin de chair et de sang du Printemps de Prague de 1968 intervient et pose une question, avec l'approbation de la plupart des assistants de cette conférence, le voilà renvoyé à ses chères études, déplorablement littéraires.
Le tournant du siècle, qui va se traduire par l'effondrement du bloc de l'Est, correspond seulement, à partir de 1975, coupure du siècle en deux, à l'essor des nouvelles techniques d'information et de communication. On peut et on doit dès lors, même dans les pays de l'Est, revenir au marché et à la démocratie. Paradoxalement, pas la peine, pour nous d'en savoir plus : circulez, il n'y a rien à voir.
À défaut de rendre hommage aux Polonais comme aux Russes, aux Allemands de l'est ou aux Baltes qui défièrent la répression stalinienne, le KGB ou la Stasi, on aurait pu se pencher une minute sur l'œuvre d'un des rares penseurs qui, à l'ouest, prophétisa juste à propos de l'échec de ce qu'il analyse comme "l'entreprise léniniste" : dans la préface à l'édition de 1963, il y a 50 ans, de sa "Sociologie du communisme", Jules Monnerot répond aux annonces de Khroutchev et considère que l'URSS s'effondrerait, en grande partie, du fait des télécommunications.
Après tout cela comment accueillir l'explication consternante donnée du national-socialisme. Son racisme fanatique ? tout juste une feinte pour unifier politiquement un pays en retard sur le développement des deux hyperpuissances. Pas la peine de recourir à la biographie du dictateur et à la lecture de son Coran : il suffit de savoir que la géopolitique le condamnait à s'allier avec Staline. Du reste on a aussi appris que le niveau de vie des Soviétiques avait beaucoup gagné du fait du Plan Quinquennal. La famine en Ukraine ? Le Goulag ? Broutilles. Pas la peine de prendre connaissance des modalités du fonctionnement parlementaire de l'Empire allemand avant 1914 : elles ne font, aux yeux du professeur Rosa, que préfigurer la catastrophe de 1933. Le traité de Versailles ? Un point de détail. Tout cela était donc écrit dans le ciel sinon dans "Mein Kampf", que notre économiste ne semble pas avoir beaucoup consulté.
Il manqua, parmi l'assistance, l'intervention d'un vieux maurrassien : il aurait sans doute félicité notre professeur, par ailleurs adversaire impitoyable de l'euro, de ne jamais succomber aux sortilèges de la Bonne Allemagne, ces pièges grossiers de "l'Allemagne éternelle".
De telles thèses peuvent paraître irritantes. Mais on doit leur reconnaître un mérite : elles nous stimulent en nous provoquant.
Pierre Rigoulot, toujours très courtois avec ses invités, lui a tout de même réitéré en conclusion de ce débat, le sage conseil d'Albert Einstein : "Simplifiez au maximum, mais n'allez pas au-delà".
JG Malliarakis
Apostilles
- disponible en collection Quadrige depuis 1993. [Petite précision. Un ami correspondant me fait utilement remarquer, dans un message privé, à propos de la praxéologie : "La lecture de Mises: The Last Knight Of Liberalism pourrait tempérer la proximité (...) entre Mises et Hayek sur le point de la méthode en sciences sociales. Ils n'étaient pas vraiment sur la même longueur d'onde, même si leur amitié était profonde et sincère. Hayek était Wisérien, quand Mises se voulait plus fidèle à Menger." Merci. ⇑
- cf. Jean-Jacques Rosa "Le Second XXe siècle", 2000, chez Grasset, 437 pages ⇑
- cf. André Piettre, "Marx et marxisme", PUF, 1957⇑
- * cf. Kostas Axelos "Marx Penseur de la technique" de l'aliénation de l'homme à la conquête du monde, Editions de Minuit, 1961 ⇑
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Ce monsieur n'aura pas lu « Les Possédés ». Doistoievski y explique de façon prémonitoire les racines du totalitarisme : l'existence d'êtres malfaisants, et que la cruauté habite. Ils refusent Dieu et n'aspirent qu'à détruire la création et, se reconnaissant entre eux ils construisent l'Enfer sur la terre. Dès lors, Robespierre, Staline, Hitler, et Pol Pot sortent du même tonneau. Nul déterminisme historique là dedans, car c'est l'oeuvre du Démon.
Rédigé par : Dominique | mercredi 30 oct 2013 à 09:31
Autre mauvaise idée de JJR:
Phillips et les retraites
Jean-Jacques Rosa
LE FIGARO économie 5 mai 2000
Qui se souvient de la courbe de Phillips, cette relation inverse entre le chômage et l'inflation qui servait de guide aux politiques macroéconomiques dans les années 60 ?
Elle offrait aux gouvernements un choix entre les deux maux de la hausse des prix et du chômage.
Vinrent les années 70 et les chocs dits « pétroliers », mais qui recouvraient en réalité l'influence d'autres facteurs plus généraux, notamment les politiques monétaires trop laxistes qui accompagnaient la dissolution du système des changes fixes et le financement monétaire par les Etats-Unis de la guerre du Vietnam.
L'accélération soudaine de l'inflation s'accompagnait désormais d'une hausse du chômage au lieu de la baisse habituelle en phase d'expansion.
Les économistes en tirèrent sans plus attendre la conclusion que la relation de Phillips avait disparu.
Dans ces conditions la seule tâche de la politique monétaire consistait à garantir la stabilité des prix, et ce sans conséquence aucune sur le niveau de l'emploi.
Ce qui venait à point pour justifier les politiques restrictives des années 80 destinées à éradiquer l'inflation à deux chiffres.
Quelques rares économistes continuèrent à penser que la courbe de Phillips restait une description utile des réalités conjoncturelles, mais qu'elle pouvait se déplacer dans le temps : dans certaines périodes, les taux de chômage correspondant à chaque niveau d'inflation pouvaient augmenter pour d'autres raisons - structurelles - ou diminuer,
Mais la relation de base entre accroissement du chômage et ralentissement de l'inflation demeurait.
L'expérience des années 90 vint confirmer ce jugement. La période de désinflation se traduisait à nouveau par l'augmentation d'un chômage conjoncturel, tandis que les périodes de reprise de l'activité économique induisaient une baisse du chômage.
C'est ce que l'on observe aujourd'hui : l'exceptionnelle expansion américaine des dernières années en vient à buter, tardivement mais comme prévu, sur quelques tensions inflationnistes.
En Europe, où la forte dépréciation de l'euro a relancé la croissance, mais de façon plus modeste, les pays où l'expansion est la plus forte comme l'Irlande, le Portugal et l'Espagne enregistrent un retour de l'inflation, ce qui se traduit dans l'ensemble de la zone euro par le franchissement du seuil officiellement toléré des 2 % de hausse du niveau général des prix. Dans le même temps, le chômage baisse rapidement et repasse, à la baisse, la barre des 10%.
Il s'avère ainsi possible de réduire sensiblement et rapidement le chômage européen par la seule politique conjoncturelle, sans modification notable du chômage structurel. Il se confirme aussi que la longue préparation de l'euro par une politique délibérée du franc cher a en effet coûté très cher à l'économie française en emplois perdus et en production manquée.
Cela ne signifie pas que les réformes du marché du travail, des réglementations et, surtout, des systèmes de retraite et de santé qui sont responsables de l'alourdissement de l'impôt sur le travail que sont les cotisations sociales ne soient pas nécessaires.
Mais elles auront principalement pour effet de réduire le chômage structurel sur lequel, un jour ou l'autre, l'expansion en cours va buter.
Il était donc vain d'opposer, comme l'ont fait abondamment les partisans de l'euro, la politique macroéconomique, postulée inefficace, et la politique structurelle, réputée seule nécessaire.
Les deux ont un rôle à jouer et contribuent ensemble à déterminer la performance de l'économie.
Maintenant que la politique monétaire et de change est redevenue raisonnable et que l'expansion se situe à nouveau dans une zone acceptable, il devient à la fois plus nécessaire et plus facile de s’engager dans des politiques de réforme structurelle.
D'autant que des difficultés budgétaires et fiscales, découlant de ces structures obsolètes, pourraient bien entraîner la politique monétaire dans des eaux dangereuses.
La baisse de 20 % de l'euro par de l'euro par rapport au dollar, depuis sa création, mais aussi par rapport au yen et à la livre, est pour l'essentiel un retour au taux d'équilibre défini par la vénérable théorie de la parité des pouvoirs d'achat, après de longues années de surévaluation des devises qui composent la monnaie unique,
Mais une monnaie est une créance sur celui qui l'émet, généralement un Etat. Si les fînances de l'émetteur laissent prévoir qu'il pourrait multiplier à l'avenir les signes monétaires, faute de pouvoir recourir à l'impôt pour financer ses dépenses, ou encore à réduire ces dernières au niveau de ses recettes fiscales courantes, la valeur de la monnaie plonge.
Or, comme le font observer Kotlikoff et Ferguson, dans le dernier numéro de Foreign Affairs (1), tous les Etats européens, qui sont solidairement garants des créances en euros, vont faire face, au cours de la prochaine décennie, à une sérieuse crise fiscale en raison des créances de retraités de plus en plus nombreux.
Tous auront du mal à augmenter encore des prélèvements obligatoires déjà considérables, ou à réduire les retraites servies.
La tentation de la création monétaire, à un moment ou à un autre, risque de devenir irrésistible.
Ce qui pourrait conduire l'euro, demain, à de nouvelles glissades.
Or une monnaie sous-évaluée entraînerait un fort regain d'inflation en Europe.
La solution passe par la gestion des finances publiques de chaque Etat.
Elle dépasse donc le domaine de compétence de la Banque centrale européenne.
Elle dépend des politiques fiscales et sociales que mèneront, en ordre dispersé, les Onze.
Il faut donc s'attendre à des tensions sur l'euro et à des oppositions entre pays membres, ainsi qu'entre certains pays membres et la banque de Francfort.
(3) Niall Ferguson & Laurence Kotlikoff, « Can the Euro Survive ? », Foreign Affairs, March-April 2000.
Rédigé par : g.l. | mercredi 30 oct 2013 à 14:50
Sans être un disciple ni un admirateur de JJ Rosa (que JG Malliarakis remet en cause et en perspective avec la vaste culture et la jolie plume que nous lui connaissons), il me paraît des plus difficiles de ne pas voir aujourd'hui combien justes étaient ses prévisions, comme celles de Kotlikoff er Fergusson, quant à l'évolution de l' Euro (en tant que monnaie commune à des Etats qui se différencient par leurs politiques structurelles) et aux problèmes/tensions que cela engendre.
Rédigé par : dominique macqet | mercredi 30 oct 2013 à 16:38
Comment expliquer que Rosa se donne des airs de s'intéresser à la praxéologie, lui qui semble si obstinément fermé à la compréhension de ses fondements et de ses implications ?
Encore un effort, camarade ! Le matérialisme économique est mort en 1871, et même Marx s'en était aperçu : c'est pour cela, à en croire Philippe Nataf, qu'il n'a jamais publié de son vivant les tomes II et III du Kapital.
Petite réponse
Cher Vincent
Deux précisions
1. Rosa n'a pas cité une seule fois la praxéologie dont il plagiait le raisonnement ce soir-là tout en inversant sa signification
2. L'excellent Philippe Nataf a évidemment raison pour les tomes II et III du capital. Tous les gens qui ont tant soit peu étudié la pensée économique de Marx le savent [mais ils ne sont finalement pas si nombreux chez les "marxistes" qui en général s'en tiennent à la philo et au manifeste de 1848]. Je donne à ce sujet quelques clefs dans mon petit essai sur la Libération fiscale.
Rédigé par : Vincent Jappi | vendredi 08 nov 2013 à 00:43