On peut certainement regretter que l'Histoire financière et fiscale ne soit pas plus souvent explorée par les économistes. À juste titre Christian Chavagneux place en exergue de son livre (1)⇓ une intéressante rétractation : « Eh bien je dirais, et c'est probablement un changement par rapport à ce que j'aurais dit plus jeune, écrivait Paul Samuelson en 2009 : ayez le plus grand respect pour l'étude de l'Histoire économique ».
Le désastre de 1720 a entraîné de très durables conséquences sur les mentalités françaises. Jusqu'aux assignats, non moins catastrophiques, créés par la révolution jacobine, le concept même du papier-monnaie allait rencontrer une opposition que seule la contrainte étatique allait parvenir à réduire au silence, au cours du XXe siècle. On peut se demander d'ailleurs si cette dernière n'a pas expliqué à son tour les psychologies inflationnistes ultérieures, puis par réaction les crispations d'un Trichet sur le « franc fort ».
Malheureusement ni Chavagneux lui-même ni Edgar Faure, qu'il cite beaucoup, auteur d'un kilométrique ouvrage sur la « Banqueroute de Law » (2)⇓ ne se sont vraiment préoccupés ni des circonstances ni du contexte de cette aventure dont on date la catastrophe en 1720, après une brillantissime année 1719.
Pourquoi en effet le papier-monnaie du génial Écossais a-t-il connu son éphémère succès, allant très au-delà de son projet de banque privée ? Tout simplement parce que la monnaie du Roi Très Chrétien et ses finances avaient connu une situation désastreuse, une dégradation remontant à quelque 30 années. Celle-ci avait conduit à la banqueroute de l'État lui-même sous la Régence, processus échelonné depuis la prise de pouvoir de Philippe d'Orléans en septembre 1715, diverses tentatives d'assainissement jusqu'en 1717. En 1718 John Law apportait l'espoir de sortir de la crise pour une nouvelle monnaie. Celle-ci serait gagée sur les espérances de gains coloniaux aux Indes occidentales. Sur cette base on allait émettre du papier-monnaie, etc. Cette opération, qui se révéla définitivement banqueroutière en 1720 ne doit pas être considérée comme la cause mais comme la conséquence du délabrement des finances publiques.
D'autre part, la faillite de l'État conduisit le pays à se ressaisir. Tout au long du très long règne effectif de Louis XV (de 1723, date de sa majorité, à 1765), par la suite, la monnaie demeurera stable et gagée sur un rapport constant de la livre, unité de compte, aux espèces d'or et d'argent.
À cet égard on doit revisiter le cliché selon lequel le gouvernement de Louis le Bien Aimé aurait incarné une période de décadence pure et simple en comparaison avec la grandeur du règne interminable de son prédécesseur. La stabilité de la monnaie peut être considérée comme un des indicateurs, pas le seul bien entendu, caractéristiques d'une période heureuse.
Depuis le XIVe siècle, la monnaie française subissait en effet les aléas de l'arbitraire étatique, alors tributaire des Guerres. Deux systèmes parallèles régissaient, dans un tel contexte, les échanges et les contrats.
La livre, supposée remonter à Charlemagne, correspondait à une fiction que l'État manipulait à sa guise, rehaussant en général, et ne diminuant que de façon exceptionnelle la valeur des pièces, écus d'argent, etc. Appelée « franc » à partir du règne de Jean le Bon, dont il avait fallu payer la rançon après la bataille de Poitiers cette « livre » officielle oscillera de la sorte à travers les vicissitudes de l'Histoire.
En contrepartie, instruments des paiements courants, les espèces métalliques d'or et d'argent effectivement en circulation faisaient l'objet de frappes régulières, provoquées par la décision royale appelée « décri » :
« Il y a des âmes, écrit ainsi La Bruyère,... uniquement occupées de leurs débiteurs, toujours inquiètes sur le rabais ou sur le décri des monnaies. »
En effet, cette opération se réalisait périodiquement au détriment des créanciers, et déjà ceux qu'on appelait les financiers avaient eu le tort de prêter à l'État. Celui-ci, de la guerre de Cent ans jusqu'au règne de Louis XIV emprunte surtout pour faire la guerre.
À l'occasion de la refonte des pièces d'or et d'argent le Trésor royal encaissait une petite commission lucrative, le droit de « souverainage ». Mais bien entendu le bénéfice principal consistait pour lui à diminuer artificiellement la valeur réelle de son endettement.
Tout ceci amena au XVIe siècle, sous le règne de François Ier, à l'institution de la rente perpétuelle d'État. Deux facteurs conduisirent à cette dommageable évolution : le premier résulta d'un déficit des comptes redevenu critique, d'abord en raison des dépenses somptuaires du roi, puis du fait que les guerres d'Italie ne permettaient plus les pillages glorieux de l'époque victorieuse, à partir de la défaite de Pavie de 1521, date hélas infiniment plus importante que celle de Marignan. D'autre part le royaume de France allait rester officiellement catholique. De la sorte, il ne pouvait accepter un prêt à intérêt : il préféra constituer des rentes dont le taux moyen au cours de l'Histoire tournera séculairement autour de 5 %, alors que le taux dit "naturel" de l'intérêt, calculé en fonction de l'utilité marginale du capital, s'est plutôt situé, avec des oscillations, légèrement au-dessous de 3 % en termes "réels". La différence historique est supposée rémunérer le risque souverain : on mesure ces temps-ci ce qu'elle coûte aux États impécunieux.
Car les dépréciations arbitraires de la monnaie de compte, pour donner une évaluation schématique, entre la livre de Charlemagne au VIIIe siècle et celle du XVIIIe siècle, ont conduit à diviser sa valeur par 1 000 en 1 000 ans. Le XXe siècle fera pis encore.
Certains historiens ont pu louer ces pratiques. Un auteur comme l'honnête Bainville y voit même « le prix que nous avons dû payer pour rester français ». Malheureusement pour cette thèse, entre les absurdes et honteuses guerres d'Italie de François Ier et l'affreuse guerre de Hollande de Louis XIV, glorieusement conduite en alliance avec l'Angleterre, on ne saurait prétendre que le seul enjeu aurait porté sur l'indépendance du Grand Royaume.
Quoi qu’il en soit, dès 1707, les conséquences des déficits du règne, accumulés depuis 1682, avaient pris un tour inquiétant. (3)⇓ Des billets signés du Roi avaient été imposés comme moyens de paiement. Dès 1710 un impôt plus juste, le dixième, fait son apparition mais cette mesure, impopulaire, ne suffit pas : les dépenses excèdent toujours les recettes. En 1715 la régence de Philippe d'Orléans et l'arrivée au pouvoir de sa coterie chassent l'honnête Desmarets.
Ses successeurs, et d'abord son disciple le duc de Noailles (1715-1718), tentèrent de continuer sa politique. Mais ils ne parvinrent pas à sauver les meubles jusqu'à Law qui ne devient contrôleur général des Finances qu'en 1720.
Entre-temps, après divers démêlés la seule solution que l'on avait trouvée consista à diviser les créanciers de l'État français en quatre classes :
Les premiers, les plus chanceux, les plus méritants serviteurs du pays subirent une amputation de 20 % de leurs pensions. La seconde classe perdit 40 %. La troisième 60 %. Et enfin la quatrième 80 %.
Écrire l'Histoire en perdant de vue cette banqueroute pourrait paraître risible.
En pensant à l'avenir qui nous attend si nous ne procédons pas aux réformes nécessaires, cela ne me fait plus rire du tout. Le temps presse.
JG Malliarakis
Apostilles
- cf. Christian Chavagneux "Une brève histoire des crises financières". [Des tulipes aux subprimes.] La Découverte, paru en septembre 2011, 235 pages.⇑
- cf. Edgar Faure "La banqueroute de Law (17 juillet 1720)" collection "Les Trente journées qui ont fait la France", Gallimard 1977, 742 pages. ⇑
- Installation de la Cour à Versailles (6 mai 1682) mort de Colbert (6 septembre 1683), derniers budgets en équilibre.⇑
En réponse au projet fiscaliste de la gauche... [et à certains errements de la droite]
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