Rien à regretter, bien au contraire, d'avoir passé quelque temps volontairement à l'écart de toutes ces technologies, qui nous envahissent et nous intoxiquent, lorsque nous n'y prenons pas garde. Cet éloignement, à des milliers de kilomètres de l'Europe conforte notre conviction : d'autres mondes existent, d'autres pensées, d'autres focalisations que celles du triple A, du proche orient, ou du scrutin présidentiel.
Saluons donc cette Patagonie réelle, son immense pampa, ses troupeaux, ses fjords et ses glaciers.
Le mythe littéraire parisien ne doit pas nous tromper. On le doit d'abord à un petit livre de Saint-Loup "Le Roi blanc des Patagons". Paru en 1950, il avait enchanté mon enfance. Vint, 30 ans plus tard le roman de Jean Raspail "Moi, Antoine de Tounens, roi de Patagonie" (1981). Antoine de Tounens (1825-1878) n'a évidemment jamais vraiment régné sur l'Araucanie. Il s'y serait fait reconnaître en 1860 par deux tribus indiennes avant d'être lui-même capturé deux ans plus tard, par les autorités chiliennes, puis restitué à la France post-romantique du Second empire.
Sur la base des écrits d'Armando Braun Menéndez, Marc Augier alias Saint-Loup avait voulu "faire connaître la vie de ce cadet de Gascogne, ce Cyrano de Tourtoirac qui a, comme l’autre son voisin de Bergerac, donné sa vie pour des rêves" (1)⇓
Plus tard Jean Raspail, lui-même à peine moins pestiféré, reprendra ce beau flambeau.
"La Patagonie, écrira-t-il en 1995, c'est ailleurs, c'est autre chose, c'est un coin d'âme caché, un coin de cœur inexprimé. Ce peut-être un rêve, un regret, un pied de nez. Ce peut-être un refuge secret, une seconde patrie pour les mauvais jours, un sourire, une insolence. Un jeu aussi. Un refus de conformité. Sous le sceptre brisé de Sa Majesté, il existe mille raisons de prêter hommage, et c'est ainsi qu'il y a plus de Patagons qu'on ne croit, et tant d'autres qui s'ignorent encore."
Bon : mettons quand même les choses au point. Dans la réalité, depuis 1862 et l'arrestation de l'aventurier et doux rêveur périgourdin, on ne rencontre aucune trace concrète ni de son règne improbable, ni même d'une quelconque présence française, au sud du fleuve Bio-Bio. Quand on s'éloigne vers le sud, à plus de 500 km de Santiago, commencent certes les terres ancestrales de ces tribus "Mapu-che". Ils se nomment, comme tant d'autres, fils de la terre dans leur idiome. Ni le conquistador Valdivia au XVIe siècle ni aucun pouvoir de l'Empire espagnol pendant les 300 ans qui suivirent ne put en venir à bout. Mélangés aux blancs, comme dans toute l'Amérique latine, aux métis, aux Africains et à d'autres peuples considérés comme indigènes (2)⇓ , dans des proportions qui varient d'un pays à l'autre, ces Indiens forment aujourd'hui une composante de la nation chilienne. Dans le sud du pays certains de leurs descendants, qui ne représentent plus que 4 % de la population, attisent une pression revendicatrice, et parfois même incendiaire comme en ces premiers jours de janvier où certaines têtes folles ou provocatrices, parfaitement minoritaires au sein de leur sympathique communauté, semblent avoir embrasé quelque 60 feux de forêts. (3)⇓
On ne perdra pas de vue cependant que ces immenses étendues boisées de pins constituent la troisième réserve verte de la Planète et assurent par leur exploitation le gagne pain de dizaines de milliers de ces mêmes Indiens.
À considérer l'Histoire réelle, récente, tangible tant du Chili que l'Argentine on comprend mieux cette exaspération de leurs diplomates, tentant, par quai d'Orsay interposé, de faire mettre fin aux activités frivoles du prétendu Consulat Général de Patagonie, inventé par nos chers romanciers.
Voici en effet deux vraies nations, fort différentes aux deux vrais destins, ayant en commun d'avoir échappé aux plaies de ce sous-continent assombri par l'ombre négative du ressentiment indianiste artificiel.
L'envoûtement de ces terres australes n'en demeure pas moindre. Quelques jours à parcourir ces steppes immenses et l'esprit lavé des scories parisiennes et hexagonales, voilà qui permet de repartir sur des bases plus saines et plus solides. La plus lointaine de ces provinces patagonnes de la république du Chili, au sud du détroit de Magellan, ne s'appelle-t-elle pas "Ultima Esperanza" ?
Ne perdons pas de vue non plus la présence européenne au bout du monde.
À Valparaiso, autant de vagues migrantes nationales, autant de quartier parmi les 42 districts de la ville mythique surplombant l'Océan Pacifique, ici un lycée italien, plus loin une école grecque, puis l'avenue de France, la paroisse luthérienne allemande, un coin propre et charmant, ailleurs des maisons de beatniks anglo-saxons, la place des Yougoslaves, un poème de Baudelaire joliment décoré sur un mur.
Concrètement enfin, n'oublions pas qu'il existe une importante implantation tant culturelle qu'économique française au Chili. Plusieurs lycées et collèges, à Santiago, un autre à Conception, à Viña del Mar, à Osorno, etc, contribuent à maintenir l'influence de notre langue. Mais comme partout en Amérique latine un décalage considérable sépare l'action du Quai d'Orsay, ses directives diplomatiques des véritables intérêts à long terme. Notre appareil d'influence, depuis un demi-siècle n'a qu'une idée en tête : faire semblant de lutter contre les États-Unis, faire comme si on enrayait leurs politiques, feindre de croire que la langue française peut non seulement contrebalancer l'hégémonie de l'anglaise mais peut-être même s'y substituer. Cette dernière illusion, si répandue dans ma génération, est devenue désormais prétention absolument dérisoire et contre-productive. Elle a d'ailleurs pris ce caractère par la faute de ceux qui ont géré, si mal et pendant si longtemps, la francophonie institutionnelle pour ne pas dire administrative.
Le "Mercurio" de Santiago en date du 7 janvier consacrait ainsi deux belles pages à la culture française vivante. Comment ne pas les trouver surdimensionnées sachant qu'elles évoquaient respectivement la première Ariane Mnouchkine et la seconde Raymond Queneau : voilà malheureusement ce que produit aujourd'hui le parisianisme. Ne mentionnons même pas BHL, à supposer qu'il écrive en français.
On revient de la sorte, tout doucement, à nos volcans éteints.
JG Malliarakis
Apostilles
- Son beau roman, "La Nuit commence au Cap Horn", avait manqué de lui valoir le prix Goncourt. La presse, plus précisément "Le Figaro Littéraire", avait crié au scandale, dévoilant sous son pseudonyme l'identité d'un écrivain maudit qui avait choisi, quelques années plus tôt, le mauvais camp. Seule Colette refusa de rétracter son vote. Comme chacun le sait, dans notre république des lettres, si sensible à la fraternité, certaines personnes sont marquées au fer rouge. Ne commençons pas cette année 2012 sans le mentionner et souhaiter qu'on en finisse enfin avec ces polémiques d'un autre âge. ⇑
- Il faut sans doute corriger brièvement certains clichés dont se nourrit le discours indianiste sud-américain. Contrairement aux protestants anglais dans le reste du Nouveau Monde, les catholiques espagnols, si souvent décriés [et qui n'étaient certes pas tous de sympathiques missionnaires désintéressés] se sont plus attachés à convertir qu'à éliminer les peuples qui les avaient précédés sur le continent. Ceux-ci étaient composés de populations venues les unes de Mongolie par le détroit de Behring, les autres de Polynésie. Les seuls véritables "autochtones" étaient les tribus amazoniennes qui ne semblent guère avoir franchi la cordillère des Andes. Au nord du Chili les Espagnols trouvèrent au XVe siècle un empire inca établi lui-même par conquête quelque 70 ans auparavant dominant les héritiers de la pacifique culture des Atacameños. On remarquera que le plus féroce partisan de l'extermination des aborigènes de Patagonie, à la fin du XIXe siècle, n'était autre que Charles Darwin... ⇑
- Ces attentats se sont multipliés début janvier. Ils ont été qualifiés de "terroristes" par le chef de l'État chilien lui-même.⇑
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Je suis étonné par ce que vous dites de Darwin. Souhaitait-il vraiment l'extermination des habitants du sud de l'Amérique ? Où dit-il une telle chose ? Ça cadre mal avec ce qu'on peut lire ici :
http://creation.com/darwin-and-the-fuegians
http://www.freewebs.com/ktdykes/kosmosdarwinpat1909.htm
Certes Darwin était horrifié par les Patagons et encore plus par les Fuégiens. Pour ce gentleman anglais, ils constituaient une vision cauchemardesque. Mais sa conception était très largement dominante à son époque. D'ailleurs il suffit de voir ce qu'Engels pensait des peuples "inférieurs" d'Europe. Et à vrai dire, pour les Anglais, le stéréotype de l'Irlandais lui-même était un individu prognathe au visage simiesque.
Darwin considérait les Fuégiens (plutôt que les Patagons stricto sensu) comme représentant "man in his lowest and most savage state".
Il ne semble pas qu'il ait jamais nié l'appartenance de ces peuples à l'espèce humaine, mais il les plaçait tout en bas de l'échelle : c'étaient des sauvages. Parfois, il est vrai, il se laissait glisser sur une pente assez dangereuse. Il écrivait en effet :
"I could not have believed how wide was the difference between savage and civilised man: it is greater than between a wild and domesticated animal, inasmuch as in man there is a greater power of improvement. […] Their skin is of a dirty coppery red colour. […] The party altogether closely resembled the devils which come on the stage in plays like Der Freischutz. [...]
Viewing such men, one can hardly make oneself believe that they are fellow-creatures, and inhabitants of the same world. It is a common subject of conjecture what pleasure in life some of the lower animals can enjoy: how much more reasonably the same question may be asked of these barbarians! At night … [they] sleep on the wet ground coiled up like animals."
Et ceci :
"The astonishment which I felt on first seeing a party of Feugians on a wild and broken shore will never be forgotten by me, for the reflection at once rushed into my mind—such were our ancestors. These men were absolutely naked and bedaubed with paint, their long hair was tangled, their mouths frothed with excitement, and their expression was wild, startled, and distrustful. They possessed hardly any arts, and like wild animals lived on what they could catch; they had no government, and were merciless to every one not of their own small tribe. He who has seen a savage in his native land will not feel much shame, if forced to acknowledge that the blood of some more humble creature flows in his veins. For my own part I would as soon be descended from that heroic little monkey … or from that old baboon … as from a savage who delights to torture his enemies, offers up bloody sacrifices, practises infanticide without remorse, treats his wives like slaves, knows no decency, and is haunted by the grossest superstitions."
Darwin croyait aussi que les Fuégiens étaient des cannibales.
Comme la plupart des gens de son époque (et même d'aujourd'hui), il croyait que leur langage (le yahgan en l'occurrence) était radicalement inférieur, ce qui est idiot, aucune des langues humaines connues n'ayant quoi que ce soit de "primitif", ce sont tous des systèmes complexes, même si, assurément, le vocabulaire algébrique des Alakaluf n'était pas très développé... :
"The language of these people, according to our notions, scarcely deserves to be called articulate. Captain Cook has compared it to a man clearing his throat, but certainly no European ever cleared his throat with so many hoarse, guttural and clicking sounds".
Rédigé par : Curmudgeon | mardi 17 jan 2012 à 09:20
Belle évocation qui me rajeunit aussi. J'ai conservé "La Nuit commence au Cap Horn" dédicacé par St-Loup que j'eus la chance de rencontrer, comme bien d'autres qui ont rejoint la "garde des ombres" de Volkoff.
Rédigé par : Tonton Cristobal | mardi 17 jan 2012 à 09:34
" contrebalancer l'hégémonie de l'anglaise mais peut-être même s'y substituer. Cette dernière illusion, si répandue dans ma génération, est devenue désormais prétention absolument dérisoire et contre-productive"
Bonsoir.
Quelles devraient être, selon vous, les bases d'une politique culturelle française/le rôle de la francophonie ? Que pouvons-nous faire ?
Petite réponse. Vaste question... J'essaierai d'y répondre [de ma petite fenêtre] dans une prochaine chronique. Je dirais surtout que j'aime la langue française plus que la "francophonie".
Rédigé par : Fleur | mardi 17 jan 2012 à 20:29
http://www.thetimelessride.com/FR/My-Rides/Patagonia.htm
Pour les amoureux de la Patagonie le récit de mon ami Hubert Krigel, alsacien qui a parcouru et parcourt en ce moment le monde, ... depuis 1970
U-bear est actuellement en Afrique.
Rédigé par : Dominique Dutour | lundi 30 jan 2012 à 23:53