Dans le monde actuel, l'Europe ne se connaît pas beaucoup de vrais pays amis. Le Japon faisait partie, et il se comptera encore demain, du petit nombre. Nous avons donc éprouvé trop de peine, et trop d'inquiétudes pour les Japonais que nous pouvons connaître, pour épiloguer vainement sur leurs malheurs et leur courage. Nous ne devons pas cacher notre conviction que ce grand peuple saura faire face. Il a déjà commencé à le prouver.
Proclamer, comme a cru bon de le faire un Kouchner, que nous serions "tous des Japonais" me semble cependant une de ces inutiles boursouflures contemporaines. Celle-ci nous accorde d'ailleurs, gratuitement et à nous-mêmes, un brevet d'honneur.
Souhaitons simplement, sans trop l'espérer, que nous en tirerons tous comme leçon de baisser le taux d'arrogance de l'orgueil technologique.
Et essayons aussi de partager la prière exprimée ce 16 mars au lever du Soleil par l'empereur Akihito.
Revenons dès lors à notre petite actualité culturelle européenne. Nous la reconnaissons moins tragique, moins intense que celle-ci, mais quand même plus intéressante que la vie politique hexagonale.
Pour remettre une dernière main à une conférence "sur l'Hellénisme en hommage à Jacqueline de Romilly" (1), je relisais ainsi son très agréable "Pourquoi la Grèce". (2) Or, en dehors de sa spécialisation sur le Ve siècle athénien, de son admiration pour la démocratie et pour Périclès, et de sa passion pour Thucydide, notre défunte helléniste avait consacré plusieurs travaux à Homère.
Elle en fait à juste titre le formateur de l'esprit grec, et on peut y voir aujourd'hui encore l'expression du génie européen.
Son travail originel, sa thèse sur Thucydide publiée en 1947, porte d'ailleurs sur une notion certes fondamentale, certes universelle, et très actuelle : l'analyse de l'impérialisme. Il ne s'agit pas du tout du sens déformé que les admirateurs de Lénine donnent à ce mot. On se retrouve en fait dans la naissance de la philosophie de l'Histoire.
Cette vision très forte, très solide, très documentée peut sembler éloignée d'un regard artistique sur les choses. Elle n'élude pas cependant la dimension esthétique que je crois sous-jacente à toute les expressions de l'esprit européen.
Interrogée à la fin de sa carrière sur les raisons de sa passion pour le fondateur de la pensée historique, "l'un des hommes de sa vie", elle n'hésite pas à répondre : "parce que j'avais découvert ce livre un certain été et que j'avais trouvé cela Beau".
Ses publications beaucoup plus tardives sur Homère (3) soulignent un aspect essentiel de la pensée grecque : l'humanisme et la beauté. L'humanisation des dieux semble dans l'Iliade, un thème fondamental.
Cette espérance de "douceur" prend certes sa place dans l'Histoire des religions de l'Humanité. Ne disposant pas de sources historiques écrites, nous ne pouvons qu'interpréter les récits mythiques relatifs à l'infanticide, par exemple nous souvenir que le jeune Zeus met fin au règne de Kronos qui,"dévorant ses propres enfants" nous donne la mesure des pratiques de la Proto-Histoire imaginées sans doute pour exorciser la colère des dieux. On la retrouve évidemment dans l'évolution du judéo-christianisme, aussi bien chez les Hébreux, dès le IVe siècle avant JC durant la période où la Palestine appartient à l'empire perse, que, bien évidemment, dans le processus de christianisation de l'Orient et de l'Europe.
Mais nous disposons aussi d'une affirmation très moderne d'un processus et, finalement d'un esprit très proche, dans ce que Richard Wagner appelle "le poème de sa vie", la Tétralogie. (4)
De cette immense chef-d’œuvre l'opéra Bastille donne actuellement la 3e partie, Siegfried. (5) On ne peut que se montrer très réservé sur la mise en scène, sur les décors et les costumes, systématiquement modernistes. Le parti pris blasphématoire anti wagnérien demeure dans ses effets parfois au-delà du supportable. En revanche on peut apprécier la partie musicale de l'orchestre dirigé par Philippe Jordan et reconnaître l'engouement du public. Celui-ci ne s'intéresse pas aux petits jeux des [faux] "amis du Ring" de Pierre Bergé, des [faux] briseurs d'idoles et des [faux] anticonformistes. Il les ignore et découvre l'humanisme wagnérien.
Certes, Siegfried appartient au monde des héros et à l'univers du surhomme parce que celui-ci se définit comme "l'enfant qui joue dans le jeu du monde". Plus encore peut-être que les héros de l'Iliade, auxquels l'apparentent tant de traits symboliques ce personnage s'inscrit dans une tradition d'innocence, de pureté, et d'audace. Comme celui qui demeure sans amour a pu s'emparer traîtreusement de l'Anneau, et de sa malédiction, seul celui qui ne connaît pas la peur trouvera la voie et l'amour. Plus encore que son frère millénaire l'achéen Achille, le fils mythique d'Arminius exprime le destin d'un peuple. Ainsi les épopées antiques reviennent à chaque siècle sous des formes à peine différentes, et le cycle de Siegurd n'a cessé de réapparaître, au cours du Moyen âge et à l'époque moderne.
En quête lui-même de son propre mystère on découvre toujours cet orphelin "fils de roi", car la grande aspiration de Wotan tend à l'humanisation des dieux.
Leur règne, et leur sagesse, touche lentement à sa fin. Il faut donc une bonne dose d'aveuglement pour refuser de voir dans cette idée la lecture que le romantisme allemand (6) fait du christianisme. De cette composante essentielle de l'identité européenne, la patristique grecque et l'orthodoxie n'ont cessé de nous redire la vocation centrale, tant de fois répétée : "Dieu s'est fait homme, pour que l'homme devienne Dieu" – si souvent mal comprise, parce que si mystérieuse, comme la condition humaine.
JG Malliarakis
Apostilles
- Donnée le 17 mars dans le cadre du Cercle Ernest Renan, elle sera prochainement installée sur le site de Lumière 101.
- Disponible en Livre de Poche.
- Signalons qu'elle lui avait consacré en 1985 un volume de la collection Que sais-je
- cf. Guido Adler "Richard Wagner sa vie ses idées son œuvre" pp. 209-262
- Pour ceux qui aiment à retrouver une interprétation traditionnelle de Siegfried nous mettons en ligne tableau par tableau sur Lumière 101 : pour retrouver le début de "Siegfried" sur L101.
- un chapitre très important du "manuel" de Guido Adler "Richard Wagner sa vie ses idées son œuvre" pp. 9-16, le montre fils du Romantisme.
Vous pouvez entendre l'enregistrement de notre chronique
sur le site de Lumière 101
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L'exceptionnelle collection de mosaïques d'inspiration grecque conservée au Musée du Bardo à Tunis donne une vision saisissante, réaliste et très vivante de cette humanisation du Panthéon grec que vous évoquez. Il est regrettable qu'elles soient aussi méconnues.
Rédigé par : Hubert Marchadier | mercredi 23 mar 2011 à 08:40
Je me permet d'utiliser ce bulletin de la catégorie "vie culturelle" pour vous signaler une manifestation culturelle qui m'apparaît intéressante :
http://lesalonbeige.blogs.com/.m/my_weblog/2016/05/6-et-9-juin-la-pologne-fait-son-cin%C3%A9ma-dans-le-viie-arrondissement.html
Deux films polonais :
Les innocentes
et Katyn
(inscription préalable requise : voir dans le lien)
Rédigé par : Dominique | dimanche 29 mai 2016 à 08:45