On peut parfaitement tenir pour transitoire la vague multiforme appelée aux États-Unis "tea party". Elle ne s'organise autour d'aucune bureaucratie partisane. Il s'agissait au départ des protestations spontanées contre le plan, promulgué par Obama début 2009, d'injection de 787 milliards de dollars dans l'économie pour sauver les banques. Ce mouvement dispose d'un espace d'autant plus fertile qu'il s'investit au sein de la droite conservatrice. Donner un nouveau souffle au parti républicain lui conférerait une mission sans doute fort légitime. Et cela vaudrait mieux que le rôle du parti de la réforme des années 1990. Rappelons à ce sujet que Ross Perot a surtout permis la victoire de Bill Clinton en 1992. Cette année-là le candidat de la mafia démocrate avait obtenu 44,9 millions de voix (43 %) contre 39,1 (37 %) à son rival républicain, Perot en ayant raflé plus de 19 millions (plus de 18 %) en pure perte. Après avoir fondé un parti de la réforme il conservait encore 8 % en 1996 ayant été exclu des débats par ses deux rivaux le sénateur républicain Bob Dole (qui réalisa 41 %) et Clinton président sortant (49 %). De tout cela les dirigeants américains ont gardé le souvenir intact. Et on peut douter que les républicains laissent se reproduire le même scénario ravageur.
Au contraire la rhétorique propre sur laquelle se développe ce nouveau courant paraît plus intéressante. Elle assemble dans un bouquet presque hétéroclite tout ce que déteste l'idéologie dominante, aussi bien à New York qu'en Californie ou en Nouvelle Angleterre.
À Paris, les commentateurs agréés ne manquent jamais de montrer leur zèle en faveur du président démocrate. Ils ont même remarqué (1) que le Sénat américain ne compterait plus un seul élu "noir". On ne sait trop comment ils les reconnaissent, mais l'on a entendu dire que 3 Afro-Américains siégeaient auparavant dans la Haute assemblée sortante.
On ne saurait cependant soutenir que le conservatisme américain n'incluerait dans ses rangs aucun représentant des groupes culturels minoritaires. Les Black and Conservatives ont fait leur apparition dès les années 1970 dans une revue aussi droitière que "American Opinion" (2). De manière indiscutable, des communautés ethniques telles que les Coréens, de nombreux Hispaniques, etc… votent pour la droite. En témoigne ainsi le jeune et dynamique Marco Rubio élu le 2 novembre sénateur de Floride, issu de parents exilés cubains anticastristes...
Ce qui caractérise les éléments les plus remuants du conservatisme américain les rattache aux principes fondateurs du pays. William F. Buckley, créateur de National Review en 1955, professait certes le catholicisme romain. Cette publication se réclamait, la première aux États-Unis, de l'idée conservatrice (3). C'est à ce courant que se rattachait Ronald Reagan. Or, jusqu'à son apparition, la tradition américaine se définissait elle-même comme protestante, anglo-saxonne et rebelle par rapport au monde européen.
La référence symbolique des Tea parties renvoie aux incidents de Boston de 1773. Les futurs insurgés se définissent alors comme des "patriotes". Le mot apparaît pour la première fois en cette occasion. Il gagnera les Pays-Bas puis la France quelques années plus tard. Il y donnera naissance aux divers courants révolutionnaires.
Aujourd'hui on entend souvent opposer "patriotisme" et "nationalisme". Les bons esprits connotent de manière positive le premier, et ils rejettent avec horreur l'emploi du second.
Or l'un comme l'autre apparaissent, grosso modo, à un siècle de distance. Ils recouvrent au départ à peu près exactement la même chose.
Le "patriote" de la fin du XVIIIe siècle, en Amérique comme en Europe, se préoccupe du "salut de la patrie". On remarquera que ce sujet constitue la seule exception que la franc-maçonnerie, même la plus régulière, pose, traditionnellement, à son apolitisme : on peut en discuter dans les loges. Il va donc s'insurger, dans les 13 colonies d'outre Atlantique, contre les prétentions autoritaires du roi d'Angleterre. Et en France, il s'investira dans le grand mouvement des États généraux de 1789. On sait à peu près la suite, ou plutôt on croit la connaître (4).
Le "nationaliste" à la fin du XIXe siècle ne se distingue du "patriote" que par la dérive de ce mot à Paris au cours des temps. On en était arrivé à ne plus y voir qu'une sorte d'attachement indistinct au pays. Dans la période qui suit la défaite de 1870, Déroulède voue sa Ligue des patriotes à la revanche sur l'Allemagne et au souvenir de l'Alsace-Lorraine. La doctrine que développera Maurice Barrès ira bien au-delà. Privilégiant les racines, elle recherche les conditions politiques du redressement national. Le député de Nancy évoque "l'appel au soldat". Enfin, le "nationalisme intégral" de l'Action française à partir de 1899 se ralliera à l'idée que la "monarchie traditionnelle, héréditaire, antiparlementaire et décentralisée" répondrait aux impératifs du "salut public". Cette dernière expression, d'origine jacobine, s'adressait à un public inattendu, des gens issus du blanquisme et du boulangisme.
Plus tard, on appliquera le même mot aux revendications des peuples de l'orient : à partir de 1919 en Chine, en Turquie, puis le Baas dans les pays arabes et enfin les mouvements de décolonisation. À partir de 1920 le Komintern les soutient de manière inconditionnelle (5).
À y regarder d'un peu près, en règle générale, la distinction entre patriotisme et nationalisme peut être tenue pour artificielle. Au pire appellera-t-on "nationalisme", pour le dénigrer, le patriotisme des autres.
Toutefois, le recours aux Pères Fondateurs des États-Unis par la droite américaine, peut paraître très éloigné de la défense des racines telle que la pensa en France un Maurice Barrès.
La première démarche invoque des idées que la seconde juge abstraites. L'une brandit les 10 amendements adoptés en 1789 pour compléter le schéma constitutionnel adopté par l'insurrection. Là où les Américains se réfèrent à la Bible, les barrésiens se réclament de la Terre et des Morts. Ils invoquent une histoire, un peuple, l'envoûtement charnel du sang et du sol, qu'ils considèrent comme des réalités : "nulle conception de la patrie ne saurait prévaloir contre la France de chair et d'os."
Or, la nation américaine remonte à l'émigration de ceux qu'on appellait les Indépendants à l'époque de la Révolution anglaise du XVIIe siècle.
Dans son remarquable ouvrage sur les "Deux révolutions d'Angleterre" (6) Edmond Sayous souligne la corrélation entre les partisans de Cromwell et les pionniers de la colonisation dans le Nouveau Monde. Ceci infirme, bien évidemment, le préjugé méprisant n'attribuant que deux siècles d'histoire aux Américains. Non seulement leur passé national s'étale sur une période deux fois plus longue. Le nom de la Virginie remonte à Élizabeth Ière. Celui du Maryland fut adopté en l'honneur de la reine Henriette-Marie, l'épouse française de Charles Ier. La plupart des colons sont issus des presbytériens écossais, des anabaptistes allemands et hollandais ou des congrégationalistes anglais.
Aile extrême des puritains, ces derniers sont parfois tenus pour les subversifs de leur temps. Mais l'impression gagne à être légèrement remaniée : les mennonites pacifieront complètement les doctrines radicales de Münzer, les baptistes renoncent aux pratiques scabreuses de Jean de Leyde (7)…
On observe ainsi que les communautés non conformistes indépendantes de ces protestants anglo-saxons, scandinaves, hollandais ou allemands ont façonné aussi bien le territoire rural que le tissu urbain, autant qu'elles ont dessiné les institutions des 13 colonies devenues progressivement 50 États en Amérique du Nord. Chaque comté, chaque coin de terre de cet immense pays, chaque constitution locale en a reçu la marque.
Dès lors, ce patriotisme américain paraît au moins aussi enraciné que l'idéologie dominante de notre hexagone. Celle-ci s'est basée elle-même sur une vision rétrospective d'une histoire reconstruite sous la IIIe république. On renverra le lecteur au magistral petit livre de Daniel Halévy "Histoire d'une histoire" (8). On me pardonnera de le résumer ainsi : c'est très tardivement que nous avons pris l'habitude de croire que la France a été fondée sur les "immortels principes de 1789". La théorie mensongère de "la patrie des droits de l'homme" la renforce dans le néant actuel.
De plus, 70 ans après Halévy, nous devons constater que les Français d'aujourd'hui, y compris ceux qui se disent de droite, parlent et semblent penser comme si les principes fondateurs se résumaient aujourd'hui dans les ordonnances de septembre 1945 organisant la Sécurité sociale et dans le préambule de la constitution de 1946.
On voue donc ce pays à l'adoration de sa propre destruction. Nous pouvons donc accepter de prendre, chez nos cousins d'outre Atlantique, de préférence républicains, des leçons de conscience patriotique.
JG Malliarakis
Apostilles
- cf. Le Monde 4-11-2010
- Alors organe de la John Birch Society, cette publication a été remplacée par The New American".
- Ne pas confondre avec les "néo-conservateurs" regroupés autour de la revue "Commentary" que Norman Podhoretz dirigea pendant 35 ans et fit basculer "à droite" à partir de 1960.
- cf. Notre chronique du 8 juillet 2008
- Même lorsqu'ils persécutent les communistes locaux, ce que fera la Kouo Min-tang chinois à partir de 1927, le kémalisme turc, et la plupart des régimes issus du Baas.
- à paraître le 1er décembre.
- cf. Histoire du communisme avant Marx
- publié en 1939 pour le 150e anniversaire de la révolution française.
Vient de paraître : L'Histoire du communisme avant Marx les lecteurs de L’Insolent peuvent commander directement "L'Histoire du communisme avant Marx par Alfred Sudre, un livre de 459 pages au prix franco de port de 25 euros.
Vous pouvez entendre l'enregistrement de notre chronique
sur le site de Lumière 101
j'ajouterais, pour refranciser un peu le débat, cette remarquable citation méconnue de JJ Rousseau (le vrai Rousseau, bien loin de la caricature angéliste et pédagogiste qu'en ont fait les prétendus rousseauistes) sur le patriotisme, tiré du livre I de l'Emile.
"Toute société partielle, quand elle est étroite et bien unie, s’aliène de la grande. Tout patriote est dur aux étrangers : ils ne sont qu’hommes, ils ne sont rien à ses yeux. Cet inconvénient est inévitable, mais il est faible. L’essentiel est d’être bon aux gens avec qui l’on vit. Au dehors le Spartiate était ambitieux, avare, inique ; mais le désintéressement, l’équité, la concorde régnaient dans ses murs. Défiez-vous de ces cosmopolites qui vont chercher loin dans leurs livres des devoirs qu’ils dédaignent de remplir autour d’eux. Tel philosophe aime les Tartares, pour être dispensé d’aimer ses voisins."
Rédigé par : Lecteur | dimanche 07 nov 2010 à 12:58