L'occident pense en effet que la montée du pouvoir civil s'identifie à l'idée que nous nous faisons de la démocratie. Les partisans européens de l'adhésion à l'Union vont relancer ce mythe, en faisant totalement abstraction de l'opinion réelle et des objectifs nationaux des intéressés.
Ne dissimulons à cet égard ni le danger ni même peut-être le but, plus ou moins sournois. Car dans cette négociation factice, toute une campagne d'intoxication entoure cette opération truquée.
Il s'agit bel et bien d'imposer à l'Europe l'évacuation de toute référence identitaire. Par conséquent, on en vient à la priver de tout destin véritable.
Les pères fondateurs du traité de Rome de 1957 pensaient à la reconstruction de ce qui s'appelait autrefois la République chrétienne. D'autre part, leur système était fondé sur le libre-échange ; or, on tend désormais à lui substituer une conception sociale démocrate. C'est ainsi que deviennent objet de référence les pestilentielles formulations de la "charte des droits". Quoique rejetée par l'échec du référendum de 2005, celle-ci a été affirmée comme politique de l'Union par la misérable présidence Chirac en décembre 2000. Et, du fait de cette aberrante proclamation, elle est entrée dans la base doctrinale de la cour de Luxembourg supposée dire le droit communautaire.
Or un petit livre vient de paraître sous le titre "Turquie : le putsch permanent" (1) par Erol Özkoray. Je le trouve remarquable et d'une lecture agréable. Ceci me redonne le moral car, en tant qu'auteur moi-même d'un ouvrage où je cherche à donner quelques clefs sur "La Question turque et l'Europe" je me sens moins seul. (2)
Non que je me considère comme isolé, critiquant la perspective illusoire de l'adhésion d'Ankara : de nombreux Français croient s'opposer à cette candidature. Mais en réalité, ils ne font rien pour l'enrayer.
Le petit livre qui vient de paraître ne rejoint pas non plus ma conclusion. Du point de vue intérieur de son pays, en effet, le mirage de l'Union européenne sert aussi à promouvoir une certaine forme de libéralisation et de démocratisation.
Mais, partant de la réalité turque, l'auteur ne souhaite ni la victoire des forces islamistes, ni de la dictature silencieuse des réseaux kémalistes.
Voila en effet pour la première fois peut-être depuis 1919, du moins en langue française, un auteur issu de la Turquie qui montre clairement, explicitement, politiquement, socialement même, de quel mal il est atteint. Car ce pays souffre, beaucoup plus qu'on ne le croit, pris en étau entre l'héritage traumatisant du kémalisme et la menace de l'islamisme.
Jamais en effet le totalitarisme rampant dans lequel il baigne depuis la victoire de Kemal n'a été vraiment remis en cause. L'instauration artificielle du multipartisme en 1946 a juste permis la réislamisation.
L'auteur souligne la puissance de l'armée, et il semble considérer que les quatre républiques successives n'ont fait que permettre aux militaires de prendre plus de poids dans la société civile et dans l'économie.
Il évoque en exemple le rôle du groupe de presse quasi monopoliste Dogan (3). Celui-ci contrôle 70 % du tirage des grands journaux. Or il répercute systématiquement les mots d'ordre de l'État-major. Il parvient même à les diffuser en occident. Le gouvernement civil islamisant cherche à l'abaisser. Il a pour cela employé le moyen le plus rustique d'une énorme amende fiscale. Mais dans le meilleur des cas il ne fera que laisser la place à un concurrent aussi dangereux, celui des adeptes du mouvement Güllen, agent de la réislamisation du pays, sous les faux-nez de la modernisation.
Notre auteur révèle (page 24) surtout les "lignes rouges de la constitution secrète", soit "l'Acte politique de sécurité nationale", désigné en turc sous le sigle MGSB. Cette ligne se définit en 5 points :
2° ne faire aucune concession sur le problème chypriote ;
3° rendre intouchable la laïcité de l'État ;
4° œuvrer contre l'Église orthodoxe dans le pays ;
5° ne jamais accepter le terme de génocide concernant la question arménienne."
Toutes les plus petites tentatives de rogner cette plateforme ont été démenties. Dernière en date : le projet d'une liturgie orthodoxe à Sainte-Sophie qui devait, avec l'accord initial des autorités, se dérouler le 17 septembre en présence de 200 pèlerins, a été annulé, à la dernière minute, comme s'il s'agissait d'une "provocation". En même temps on disserte à Bruxelles sur les libertés religieuses.
Je me séparerais éventuellement de l'auteur sur deux points.
Sa conclusion, très courte, à peine un quart de page, ne laisse pas beaucoup de place à l'espoir.
On se demande si sa conviction ne rejoint pas la prophétie très pessimiste, qu'il évoque, selon laquelle l'Asie mineure pourrait ainsi devenir la Yougoslavie du XXIe siècle. Or, à cette perspective catastrophique, l'armée offre aux puissances étrangères la seule illusion d'un rempart.
De manière ambiguë, d'autre part, les mêmes dernières lignes semblent confier à l'Union européenne le soin de guérir le patient.
Il souligne pourtant que cette nation (4), loin de correspondre à une mythique "race", assemble 36 ethnies et 7 religions. En cela, si deux ou trois groupes, aujourd'hui ultra-minoritaires peuvent s'identifier à la communauté européenne, il n'en va pas de même pour la nationalité supposée "centrale", celle des Turcs musulmans sunnites, ni non plus pour les Kurdes, pour les Alévis, pour les différents caucasiens, Tcherkesses ou Circassiens, pour les "dönmeh", pour les "nastouri", pour les Syriaques, ni enfin pour les descendants de gens ayant quitté notre continent après leur conversion à l'islam, etc. qui n'appartiennent de ce fait ni à l'Europe historique ni à l'Europe géographique.
Pourquoi laisse-t-il le lecteur imaginer dès lors que l'Union européenne pourrait résoudre les problèmes de ce pays ? Assemblage de gens qui en général ne connaissent rien ni au monde balkanique, ni à l'héritage ottoman, ses excellentes intentions tombent à côté. Personne ne lit les rapports de son administration de Bruxelles, pourtant clairs, sur l'impossibilité de l'intégration.
Il me semble revenir donc aux libéraux turcs de réformer leur pays, avec toute notre sympathie, et de tirer parti de la proposition franco-allemande d'un partenariat privilégié avec l'Europe.
On doit sans doute considérer la Turquie comme un pays estimable, riche de promesses, peut-être plein d'avenir, à l'instar de la Chine, de l'Inde, de la Corée ou du Japon. Mais pas plus que l'Empire du Milieu, il ne fait partie de notre famille de peuples.
Ne confondons pas voisin et cousin.
JG Malliarakis
Apostilles
- aux Éditions Sigest.
- aux Éditions du Trident.
- À ce sujet en laissons pas le lecteur dans l'ignorance que l'héritière de ce groupe, Mme Arzuhan Yalcındag préside la Tüsiad, c'est-à-dire le patronat turc. Elle fait évidemment partie du comité exécutif de cet "Institut du Bosphore" qui se présente comme "l'acteur incontournable du rapprochement franco-turc". On y retrouve Alexandre Adler et bien d'autres.
- Il donne à ce mot le sens très précis de la fameuse conférence de Renan de 1882.
Vous pouvez entendre l'enregistrement de cette chronique
sur le site de Lumière 101
Je rêve d 'une Europe moins étendue mais plus homogène : vaticane et habsbourgeoise.
Rédigé par : Pirée | mardi 21 sep 2010 à 11:38
Et pourquoi ne pas rêver, ou mieux : appeler, attendre, oeuvrer... pour une France royale, chrétienne, entrainant l'europe, et même au-delà, dans son sillage ?
J'ai oui dire que c'est ce que Dieu veut!
Rédigé par : omdf | mardi 21 sep 2010 à 13:20
La France est la fille aînée de l'Eglise, mais c'est plutôt la Turquie qui rêve d'entraîner l'Europe dans son sillage. Le
nombre de ses fils ne cesse de croître en Europe.
Rédigé par : Louise | mardi 21 sep 2010 à 22:13
Gülen avec un L.
ça veut dire "souriant"...
Rédigé par : iskender | mardi 21 sep 2010 à 22:15
salut à toutes et à tous,
Je vous écris ce message pour vous signaler l’existence du site
www.islam-documents.org.
Plus de 20 000 documents sur la naissance de l'islam. Dans un but de dévoilement, scientifique et critique, et parfois moqueur. Il s'agit de la plus grosse ressource documentaire sur le sujet , au contenu souvent inédit et toujours authentique: les biographies de Muhammad (SIRA), extraits des chroniqueurs musulmans (Tabari...), recueils biographiques (Ibn Sad), versets coraniques, commentaires coraniques (TAFSIR), les corpus principaux de traditions (HADITH) inscriptions arabes, codes juridiques, géographes arabes, auteurs chrétiens orientaux et byzantins (et meme des sources chinoises!).
C'est une petite équipe d'universitaires qui s'en est chargé.
Une nouvelle version est enfin disponible , revue et augmentée.
Elle compte 2700 pages mars 2008. Nous ferons une version encore améliorée tous les ans.
ça y est : la version 2009 d’islam-documents.org est enfin disponible: 3700 pages et 3 ans de travail. bonne lecture et bon courage!
N’ayez pas peur. Allez voir. Et ne vous voilez pas la face! Il ne peut y avoir de dialogue que par la transparence et l’honnêteté. IDO est actuellement l’un des très rares moyens d’accéder à une documentation rarement éditée en langue occidentale, et considérée comme une référence « authentique » dans le monde musulman.
Une version améliorée sera publiée en décembre.
Rédigé par : iskender | mardi 21 sep 2010 à 22:21
PS: 8 courts extraits, comme il y en a des centaines, parmi les textes les plus incontestés de la Sunna, et que tous les “savants de l’islam” connaissent et qu’aucun ne rejette:
(Muslim, Sahih 1/200). (L’envoyé d’Allah a dit): J’ai reçu l’ordre de combattre les hommes jusqu’à ce qu’ils disent: point de dieu sinon Allah.
(Dawud , Hadith 19/2996). Récit de Muhayyisa. L’envoyé d'Allah a dit: -Si vous remportez une victoire sur les Juifs , tuez-les.
(Muslim, Sahih 2/ 510)Abdullah ibn Omar a dit : - Je suis allé sur le toit de ma soeur Hafsa et j'ai vu le messager d'Allah faire ses besoins face à la Syrie, orienté de dos à la qibla.
(Bukhari, Sahih 54/464) Le prophète a dit : - J'ai regardé le paradis et j'ai trouvé que les pauvres gens formaient la majorité des habitants ; j'ai regardé en enfer et j'ai vu que la majorité des habitants étaient des femmes.
Bukhari, Sahih 78/90, 2). Jundab a dit: tandis que le prophète marchait, il heurta une pierre, tomba et son doigt s’étant mis à saigner, il dit: ’Tu n’es , ô mon doigt, qu’un doigt couvert d’un peu de sang! Car tu n’as pas souffert dans la voie d’Allah’.
(Muslim , Sahih 37/ 6666).
L'apôtre d'Allah a dit :
Aucun musulman ne mourra sans qu'Allah n'admette à sa place un Juif ou un chrétien dans le feu de l'enfer.
(Muslim , Sahih 42/ 7135) Le messager d'Allah a dit : - Un groupe des Banu Israël était perdu. Je ne sais pas ce qui leur est arrivé , mais je pense qu'ils se sont transformés en rats.
(Bukhari, Sahih 62/132). Aucun d'entre vous ne devra fouetter sa femme comme il fouette un esclave et ensuite avoir des rapports sexuels avec elle dans le reste de la journée
(Bukhari, Sahih 52/12) Le prophète a dit: -Le témoignage d’une femme n’est-il pas la moitié du témoignage d’un homme? -Certes oui, répondirent-elles. -Cela, reprit-il, tient à l’infériorité de leur intelligence.
Rédigé par : iskender | mardi 21 sep 2010 à 22:22
Petite réponse @ Iskender:
C'est vrai, et il (Gülen) est plus souriant que les militaires. Il a osé par exemple rencontrer le le patriarche Bartholomée.
La double thèse sous-jacente (selon moi) au livre recensé semble être
1° les amis de Gülen (donc l'AKP) n'ont pas éradiqué le pouvoir militaire dans la société. Leur victoire n'est pas assurée.
2° le modernisme de Gülen (et des nourdjous) ne représente pas l'islam profond qu'exprime, finalement, et développe à long terme l'AKP. C'est pourquoi l'Auteur appelle, sans hésitation, l'AKP parti "islamiste".
Rédigé par : Jean-Gilles Malliarakis | mardi 21 sep 2010 à 23:30
Je ne sais pas si on peut vraiment opposer aussi radicalement la mouvance Gülen (issue de la pensée de Sait Nursi, lui-même ayant noué des liens ambigus avec les Jeunes-Turcs) à l'appareil militaire turc. Tout semble indiquer au contraire qu'il y a une discrète mais efficace osmose entre eux au niveau international :
http://www.mediapart.fr/club/blog/jean-francois-bayart/090310/faut-il-avoir-peur-du-college-educactive-de-villeneuve-saint-g
L'objectif véritable de Gülen n'a jamais semblé être réellement l'éradication totale des acquis du kémalisme, sur lequel il s'exprime de manière assez modérée d'ailleurs.
Rédigé par : I. K. | vendredi 24 sep 2010 à 16:25
@I.K.
Merci de cet éclairage. Ma principale source, je le reconnais, repose sur la lecture régulière de "Zaman Today" journal lié au mouvement Gülen et favorable au gouvernement Erdogan. Effectivement "Zaman Today" n'accuse jamais directement le kémalisme. Mais, point par point, il semble en "détricoter" l'héritage, et en révéler les suites [que je me permets de juger désormais catastrophiques pour la Turquie, mais suis-je juge de l'intérêt du peuple turc ?]. Vous me donnez envie de reprendre ici l'écho systématique des informations qu'il donne au quotidien et que personne n'exploite en France. Plus je lis sur l'Histoire de la Turquie et de l'Empire ottoman, plus j'admire à certains égards sa manière subtile de procéder et plus cela me semble loin de l'Europe. Comme la Chine, où l'on rapetisse d'année en année l'image de Mao sur la place Tien An-men. Encore un très beau et grand pays, qui ne me semble pas à la veille d'entrer dans l'Union européenne...
Rédigé par : Jean-Gilles Malliarakis | vendredi 24 sep 2010 à 17:08
Ma conviction personnelle, c'est que l'islamisme turc (et spécialement le mouvement Nurcu) plonge ses racines,
- à l'instar du kémalisme orthodoxe (plus représenté par le parti CHP que par l'armée turque, au fond, armée que je qualifierais plutôt d'"atatürkiste", attachée aux grandes lignes de l'oeuvre nationale de Kemal mais n'en faisant pas une idéologie congelée)
- et du nationalisme "idéaliste" (MHP),
dans l'expérience turbulente de la révolution jeune-turque, expérience qui fut peut-être un terreau encore plus important que les Tanzimat pour l'histoire politique turque.
Aussi, on ne trouve guère d'islamistes turcs pour répandre des débilités sans nom sur le complot "crypto-juif" derrière les Jeunes-Turcs, si chères à leurs équivalents arabes. Il est un fait que le Kurde Sait Nursi a participé à la violente contre-révolution fondamentaliste de 1909, mais il est plus tard devenu une sorte de propagandiste panislamiste au service du régime jeune-turc.
Erdogan lui-même s'est référé à plusieurs reprises aux intellectuels Ziya Gökalp et Mehmet Akif Ersoy, c'est plus qu'un symbole.
Aussi, ce clivage "kémaliste-laïque-occidentalisé" versus "islamiste-traditionaliste-arabisé", véhiculé par les médias occidentaux (mais aussi par les Arabes, dont le manichéisme irrationnel est bien connu), me semble un "tantinet" simpliste. L'image d'un kémalisme monolithique et inchangé, représenté exclusivement par l'armée, basé sur une sorte de déni de soi et une admiration sans frein pour l'Occident est fausse : c'est Atatürk qui a exalté le folklore turc aux racines centre-asiatiques (réelles), par opposition à une défunte culture classique ottomane "balkano-arabo-persane", c'est aussi lui qui a fait le choix d'un prudent neutralisme entre les démocraties occidentales et les régimes totalitaires. De même, associer le kémalisme et le militarisme est aussi un peu rapide : le régime d'Atatürk-Inönü d'avant-guerre était civil, c'est après la guerre que l'armée s'est arrogée ses pouvoirs de contrôle politique.
Moi je ne pense pas que le dilemme central soit entre l'"Europe" et le "monde arabe", pour les Turcs. Effectivement, ni les Ouest-Européens, ni les Est-Européens (sauf peut-être les Bosniaques) ne sont frères des Turcs. Mais en quoi les Arabes et les Iraniens le seraient davantage ? La religion (surtout que l'Islam est divisé en plus), c'est un peu faible comme facteur fédérateur : la religion ne fera pas disparaître le chaos du Moyen-Orient, l'incapacité congénitale de ses dirigeants à s'unir et à se battre de manière constructive, la nécessité stato-nationaliste, elle ne fera pas non plus oublier les douleurs et les lâchetés de la Première Guerre mondiale, les "petits" coups bas (PKK, ASALA...), elle ne réglera pas le problème kurde. Certes, les Turcs n'ont pas d'autre choix que de ménager les uns et les autres, pour éviter de se faire casser les pieds par trop de monde en même temps.
Le cercle d'identification idéal se trouverait plutôt dans la turcité même, comme le suggérait d'ailleurs subtilement Jean-Paul Roux, lui qui avait passé sa vie à étudier la réalité de cette identité culturelle : le panturquisme a un chemin semé d'embuches, mais pourtant il semble au combien préférable à ce leadership arabe (cadeau empoisonné...) dans lequel on pousse "gentiment" les Turcs. Cette année, seulement 20 % des Turcs seraient favorables à un approfondissement de la coopération avec les Etats musulmans du MO/PO, voilà qui devrait faire réfléchir ceux qui mettent facilement une étiquette sur un peuple certes musulman mais dont l'"asiatisme" est steppique et pas levantin.
J'apprécie donc que Gülen éprouve un intérêt sérieux pour l'Asie centrale.
Rédigé par : I. K. | vendredi 24 sep 2010 à 21:58