Ceux-ci transpiraient la langueur la plus déprimante. Celui-là cherchait à nous faire partager son hilarité. Comme il vient de mourir, on évitera d'insister sur l'immaturité de son registre. Dans deux ou trois circonstances, on avouera même avoir pu rire. Mais, tout cela sentait un peu le patronage, la lourdeur des traits, la grosse caricature. Reconnaissons d'ailleurs qu'après lui est venue, poussée sans doute par le sirocco une vague franchement vulgaire de boulevardiers de seconde zone.
Pour faire compliment, un louangeur quelconque du petit écran parlait en ce soir de deuil du 12 septembre, des dessins de Daumier. Justement : quoi de plus laid que ces pamphlets iconographiques ? Une seule des adaptations cinématographiques du défunt m'a paru échapper à la critique que méritent les autres, toutes les autres : je pense à son "Madame Bovary". Au moins partait-il d'un chef-d'œuvre dont il fit une adaptation un peu en retrait.
Au fond le [relatif] succès de ce cinéaste tenait en ceci que lui-même croyait, après Flaubert, peindre et dénoncer, chez les autres, bien sûr : la bêtise, celle de ses contemporains, celle de ses semblables, celle de ses compatriotes, les bourgeois français.
Ah comme ils se révèlent intelligents eux-mêmes ces gens pour qui le peuple réel, celui auquel ils appartiennent, se compose d'imbéciles. J'avoue exécrer particulièrement cette phrase si souvent entendue, dans une version plus grossière, se gargarisant du manque de discernement des Français. Elle permet à son tour de justifier non seulement toutes les sottises, mais également toutes les iniquités.
Qu'on regarde, dès lors, n'importe lequel des films du défunt, "le Boucher", "Que la Bête meure", ou même quelques minutes de "L'Ivresse du Pouvoir" diffusé le soir de sa disparition : on retrouve toujours des personnages essentiellement unilatéraux, chargeant comme à Reichshoffen, au gré d'un fil conducteur très gros, extrêmement simpliste. Peut-être moralement justifié : Isabelle Huppert, plus intelligente au naturel qu'à la scène, met une heure et demie à l'écran, pour enfin comprendre l'odieux de sa fonction persécutrice. Eva Joly enfin guérie par l'humour ? Cette bonne nouvelle relève de la fiction.
Alors ces énormes farces à quoi ont-elles servi ? Elles auront contribué à ressusciter, au cours des années 1960, une façon de raisonner fort à la mode à l'époque de Louis-Philippe.
Tout aboutit à la haine, – haine que probablement d'ailleurs Chabrol n'éprouvait pas lui-même, mais que ses thuriféraires médiatiques d'un jour flattent aujourd'hui à l'envi sur les ondes du service public,– sur la base du mépris affiché de ce qu'on appelle "les bourgeois".
Ce mot ne voulant rien dire dans ce contexte, on ne doit pas s'étonner de la difficulté de le traduire en d'autres langues, et cela amènera Céline à considérer qu'un "ouvrier est un bourgeois raté".
Il en ira de même du mot "koulak" en russe. Sa fonction homicide se révèle supérieure, quoiqu'il soit supposé désigner une sorte de "petite bourgeoisie" rurale, indéfinissable. Sans l'avoir définie sémantiquement, et pour cause, le régime soviétique en massacrera environ 5 millions sur la base d'une "loi" de 1932 et d'un "ordre opérationnel" de 1937.
Au-delà des romans d'un Flaubert ou des films d'un Chabrol, l'Histoire réelle en effet nous aura appris, au cours du XXe siècle, à mesurer où mène ce mépris. Il reflète tout simplement le désir de fouler aux pieds les libertés humaines. Philosophiquement il développe les formules de l'anti-humanisme, celles de Marx-Engels comme celles de Heidegger. Cette doctrine se révéla très à la mode chez les Normaliens de la décadence soixante-huitarde. Pour nos intellocrates, Mao Tsé-toung tenait lieu de phare de la pensée, Sartre de témoin. Pour leurs prédécesseurs, Staline avait fait figure de coryphée des sciences et des arts. (1)
La haine du "bourgeois" a servi de matrice aux deux monstruosités du temps totalitaire. Pour le national-socialisme, le "bourgeois" s'identifie au "Juif", même lorsque celui-ci s'incarne dans la personne d'un petit artisan tailleur. Pour le bolchevisme, le même personnage métaphorique devient le "koulak" mais aussi l'Ukrainien, le menchevik, le "petit-bourgeois nationaliste". Tout cela conduisait aux charniers que l'on sait. Les victimes ne s'équilibrent pas : elles s'additionnent.
Lénine disait ainsi : "tout bon communiste doit être un bon tchékiste".
Autrement dit, il doit servir d'auxiliaire à cette police politique qui s'appellera Tchéka (créée en décembre 1917) puis Guépéou (1922) puis NKVD (apparu en 1934), puis MVD (1946), puis KGB (1954).
Les camps de concentration du système apparurent aussitôt. Ils furent organisés et regroupés dès le 3 avril 1919 sous le sigle GOUPT (direction du travail forcé) qui prendra plus tard l'appellation de Goulag.
Pour les "koulaks", la loi du 7 juillet 1932 prévoit la peine de mort ou la déportation pour "toute escroquerie au préjudice d'un kolkhoze". Comme on évaluait à 10 % par an la mortalité des "déplacés spéciaux" et que le système s'est prolongé jusqu'en 1953, les survivants se comptent aisément. Une "opération koulak" fut décidée par le décret n° 00447 du 30 juillet 1937. Elle fit un nombre de victimes supérieur aux vœux du Politburo lui-même. On en livra l'appréciation et l'exécution, toujours sur les mêmes bases arbitraires de la définition du "koulak" aux pouvoirs locaux. Ils surenchérirent sur les quotas évalués par Moscou, de peur de figurer eux-mêmes dans la charrette suivante.
On visait à balles réelles "les éléments socialement nuisibles et appartenant au passé": exactement ce à quoi conduit la racisme "anti-bourgeois" incluant potentiellement tous les bourgeois et petits-bourgeois, autant dire 90 % des Français à l'appréciation des gauchistes.
Dès 1918, la Tchéka définit ainsi une ligne de répression "objective". Elle demeurera la doctrine constante des "organes" soviétiques certes anti-bourgeois et anti-libéraux :
"Ne cherchez pas au cours de l'enquête, des documents ou des preuves sur ce que l'accusé a fait, en actes ou en paroles, contre l'autorité soviétique. La première question que vous devez lui poser, c'est à quelle classe il appartient, quelles sont son origine, son éducation, son instruction, sa profession. Et ce sont ces questions qui doivent décider du sort de l'accusé. Là reposent la signification et l'essence de la terreur rouge". (2)Vraiment désopilantes ces critiques de la "petite bourgeoisie", ne trouvez-vous pas ?
JG Malliarakis
Apostilles
- Un vieux rogaton ex-maoïste comme Frêche patauge encore dans la légende que le dictateur géorgien ait pu être crédité de la victoire de Tsaritsine-Volgograd et de la connaissance alléguée de 11 langues étrangères.
- cf. Thierry Wolton "L'Histoire interdite" ed. JC. Lattès 1998 p. 61.
Vous pouvez entendre l'enregistrement de cette chronique
sur le site de Lumière 101
On pourrait faire remarquer que si la bourgeoise représente la catégorie sociale de ceux qui ne pensent qu'à posséder, cette notion se retrouve intégralement dans les banlieues : avoir le dernier Iphone, la dernière paire de Nike, la plus belle voiture, et cela dans une ambiance digne de l'ultra-libéralisme le plus échevelé : loi du plus fort, prêts à tout pour obtenir les biens de consommation dont on nous gave à la télé, suprématie du mâle sur la femelle qui doit rester à la maison...
Toujours amusant de constater que la gauche veut être le porte-parole de ces gens-là. Mais il est vrai que "qui se ressemblent s'assemblent"...
Remettons les pendules, et surtout les montres, à l'heure.
Rédigé par : Monsi | mardi 14 sep 2010 à 00:10
Merci pour cette analyse pertinente.
deux réflexions:
la définition de la Tchéka fait terriblement penser à Robespierre et au procès de Louis XVI.
Si Georges Frêche trouve des vertus à Staline pour sa victoire de Stalingrad, pourquoi pas à Hitler pour avoir été l'instigateur de la création de la Coccinelle VolksWagen?
Rédigé par : Saint-Georges | mardi 14 sep 2010 à 07:43
Toujours amusant de constater que l'une des premières lois liberticides, dite loi Gayssot, qui empêche de traiter certains sujets [...] provient d'un apparatchik du parti communiste français, parti qui a été sous l'emprise de l'Union soviétique pendant des décennies.
Une Union soviétique qui aura déporté des juifs, de tsiganes, des homosexuels par millions. Et c'est cet homme-là, Gayssot, qui a fait légiférer sur la liberté d'expression !
Rédigé par : Monsi | mardi 14 sep 2010 à 09:16
Et allez! Pan sur les cocos!
L'instinct de survie s'exprime aussi par la possession de biens de consommation non primaires... cela est normal dans une économie d'échanges et de marché(s). L'angoisse qui découle des infos surnuméraires sur la réduction de la gamelle peut provoquer effectivement chez l'humain bien des ressentiments. C'est cela qui est le moteur des révolutionnaires...
Le point commun et culminant de la version exacerbée des désirs matériels est la prise du pouvoir par des incultes d'une masse d'esclaves à leur crédit.
Seule une économie humaine et fondée sur l'aplanissement des inégalités saura calmer cela, avec bien sûr une éducation non révolutionnaire. Jalousie, envie, cupidité, avarice....autant de maux pour ce mal!
Les bourgeois bossent, courbent l'échine, encaissent dur les critiques et les agressions, et payent l'impôt, qu'on se le dise!
Marre de cette culture de société qui massacre les ambitions matures... alors, où s'épanouir?
Rédigé par : minvielle | mardi 14 sep 2010 à 10:33
Communistes et socialistes s'enrichissent en général sur le dos du "trésor" actuel et futur , c-à-d du contribuable qui est (ou sera ) censé être riche et bourgeois puisqu'il paye des impôts ( ils oublient bien sûr l'origine des recettes de la TVA et des produits pétroliers ). Les élus de tous bords par le cumul des mandats et de leurs parachutes en or suivent d'ailleurs le même chemin , ce qui du reste valide l'action des premiers !
Communistes et socialistes sont fondamentalement jaloux des enrichissements du secteur privé , qui eux sont prélevés sur l'épargne actuelle populaire ou privée ( sauf Mr Peyrelevade qui , lui , a choisi cette voie ) .
En fait , les hierarques communistes et les énarques socialistes , savent très bien que pour fixer un électorat , il est nécessaire de le maintenir dans une relative pauvreté et de lui octroyer toutes les formes d'aides et de ressources , par tous les artifices possibles , ce qui contribue à leur image de générosité . Bien que le procédé soit d'une colossale hypocrisie , depuis les soviets on n'a pas fait mieux !
Rédigé par : Jean-François DUFOUR | mardi 14 sep 2010 à 11:48
Maintenir le "petit peuple" dans un état de précarité dépendante des "aides" est le B-A BA du Pouvoir socialo-communiste, clientèlisme à l'appui! La droite dite "libérale" (?) ne vaut pas plus cher.
Rédigé par : Tonton Cristobal | mardi 14 sep 2010 à 14:00
Panem et circenses!
De tous temps et en tous lieux , TOUS les dirigeants n'ont fait qu'appliquer cette maxime.. Et pour dominer, il faut trouver le pauvre chien qui a la galle!
signé: " nous sommes tous des veaux!"
Rédigé par : yves chabannes | mardi 14 sep 2010 à 14:18
Et "Festivus Festivus" est content de lui. Le dernier stade du dernier homme?
Rédigé par : Tonton Cristobal | mercredi 15 sep 2010 à 12:31
Je comprends la logique de votre raisonnement, mais je ne sais pas si Claude Chabrol mérite, malgré le caractère inégal de sa filmographie, un raccourci aussi meurtrier. J'ai toujours eu tendance à voir dans son oeuvre moins une posture véritablement idéologique qu'une vision globalement noire et sarcastique de la nature humaine, les bourgeois en étant la cible privilégiée - mais pas unique ! - parce que c'était la classe sociale qu'il connaissait sans doute le mieux de par son propre milieu.
Il est dommage cependant que vous ne citiez pas "La Cérémonie", un film qui se termine véritablement par un massacre de "bourgeois", et qui aurait davantage servi votre propos.
Rédigé par : Nikita | lundi 20 sep 2010 à 19:26