Elle n'aime cependant ni qu'on s'interroge sur la pertinence de ses mots d'ordre, ni encore moins qu'on s'autorise à y voir une quelconque nuisance. Encore plus insoutenable à ses yeux l'hypothèse qu'on puisse la considérer comme un simple syndicat de médiocres arrivistes. Odieuse à son goût l'accusation de conformisme à l'endroit de ses adeptes. Elle tient étrangement pour insupportable l'idée que des profanes introduisent une distinction entre le grand orient, qui domine le paysage maçonnique français, d'une part, et les autres loges d'autre part.
Elle stigmatise, en qualifiant de "dérapage", tout ce qui contribue à de telles remises en cause. Et l'auteur de telles imprudentes contestations se verra étiqueté d'épithètes conventionnellement supposées infamantes et éliminatoires. On le disait, naguère encore, "suspect". Le terme a beaucoup servi pendant la période révolutionnaire. Aujourd'hui, il suffira de le désigner simplement pour "controversé".
Les éditions du Trident ont publié ce printemps, sans se préoccuper d'opportunisme, un volume consacré à l'Affaire des fiches, scandale maçonnique.
Le livre déplaira donc probablement aux plus sectaires des francs-maçons. Tant pis – ou tant mieux.
Il traite d'événements liés aux passions anticléricales et antimilitaristes de ce qu'on appelle la Belle Époque. Le système des fiches, que ce livre dénonce, entraîna en son temps une épuration systématique de l'armée. La promotion des amis du pouvoir à la tête de l'État-major et à tous les niveaux de la hiérarchie développera ses conséquences dramatiques en 1914. L'impact de ce favoritisme n'a pas seulement porté sur l'orientation de certaines des carrières, abusivement poussées pour les unes ou contrariées pour les autres. Le régime et son idéologie ont aussi entraîné des choix stratégiques absurdes et désastreux, celui de l'offensive à outrance en 1914, celui de la ligne Maginot et du trou Gamelin en 1939.
Évoquons brièvement le contexte politique du fichage mis en place, à l'époque considérée, par le grand orient.
Aujourd’hui encore les héritiers du radicalisme républicain cherchent à noyer le poisson. Ils diffusent sur cet épisode peu glorieux un enfumage discret de nature à troubler la connaissance des faits.
Résumons : les élections de mai 1898 d’abord, puis le scrutin législatif suivant au printemps 1902, qui en aggrave la tendance, donnent le pouvoir au bloc des gauches. Sous cette appellation, s'opéra un déferlement de sectarisme anticlérical et antimilitariste sans précédent depuis l’époque révolutionnaire. La chambre élue en 1902 fait ainsi passer la Troisième république, d'un régime de gauche modéré, à l'exercice frénétique du pouvoir par les radicaux-socialistes, sous la conduite d'Émile Combes. Celui-ci avait déjà sévi comme ministre de l’Instruction publique et des cultes en 1895. Il devient président du Conseil. Chef du gouvernement, il s’acharnera sur les détails pratiques.
Son discours d’investiture annonce "une politique énergique de laïcité." Cette promesse sera tenue.
Dès juin 1902, il se sert donc, à des fins sectaires, de la fameuse loi sur les associations votée en 1901.
Il décrète en effet la fermeture des écoles religieuses n'ayant pas fait l'objet d'une autorisation. Plus de 3 000 établissements sont touchés. Son prédécesseur Waldeck-Rousseau lui reprochera, avant de mourir, d'avoir transformé un dispositif de contrôle en instrument d'exclusion. Ce texte, présenté pour lénifiant à un siècle de distance, servira de base aux diverses mesures vexatoires du combisme.
Le 10 janvier 1903, le pape Léon XIII, qui avait préconisé en 1884 le ralliement à la république proteste contre l'attitude de l'État français à l'égard du catholicisme.
Le 18 mars, la Chambre du bloc des gauches interdit 25 ordres monastiques.
Le 23, elle chasse 28 congrégations "prédicantes". Leurs religieux seront poursuivis en justice.
Le 29 avril, la Grande Chartreuse est évacuée par la troupe.
Leurs homologues féminins suivront en juillet.
En mars 1904, il rompt les relations diplomatiques avec le Vatican et met en place la commission qui préparera la loi de séparation de l'Église et de l'État, adoptée l'année suivante.
Le 31 avril 1904, une circulaire du garde des Sceaux prescrit de profiter des vacances de Pâques pour retirer les crucifix et les emblèmes religieux des prétoires et des salles d'audience.
Le 7 juillet, vote d'une loi abrogeant la loi Falloux de 1850. L'enseignement sera interdit désormais à toutes les congrégations religieuses, autorisées ou non. Ce texte entrera en vigueur le 3 janvier 1905.
Écoles, dispensaires ou maisons de charité, plus de 17 000 œuvres congréganistes ont ainsi été fermées depuis 1901, et 50 000 religieux ou religieuses ont dû quitter la France.
René Viviani (1), ministre du Travail, déclare avec satisfaction : "Nous avons éteint dans le ciel des lumières qu'on ne rallumera plus."
Le 13 juillet, la dénonciation du Concordat de 1801 est décidée en Conseil des ministres.
Le 30 juillet, rupture des relations diplomatiques avec le Vatican.
Dans un tel cadre, le fichage des officiers supposés royalistes, catholiques ou nationalistes est présenté comme une mesure de sauvegarde républicaine.
En octobre 1904, le scandale éclate. L'opposition, par la voix de Guyot de Villeneuve, peut alors révéler les conditions de cette surveillance. Le général André, ministre de la Guerre, l'avait confiée à une organisation sectaire, le grand orient de France, lui-même mis à l'écart de la maçonnerie internationale depuis sa répudiation en 1877 de la croyance en Dieu. Il s'agissait tout simplement de briser la carrière des opposants, royalistes, catholiques ou nationalistes. On assurait ainsi la promotion des partisans du laïcisme, sur la simple base de renseignements relatifs à la pratique dominicale, à la scolarité des enfants, aux convictions de leurs épouses, etc. Les informations étaient collectées par n'importe quels dénonciateurs.
Le lecteur appréciera le fait que, certes, le ministre mis en cause démissionna personnellement. Quelques semaines plus tard, le cabinet du "petit père Combes" fut remplacé. Entre-temps, avec une belle mais suspecte unanimité, la chambre avait voté une motion prétendant "flétrir" les pratiques considérées. Condamnation de pure façade, on l'assortit d'une restriction caractéristique : on réprouve l'existence des fiches "dans la mesure où elles sont prouvées".
Aucune poursuite ne fut intentée. L'attitude souterraine du pouvoir se gargarisant du mot de république demeura impunie. Hypocritement on institua, au profit des fonctionnaires, le droit de consulter, en cas de sanctions, les seules pièces officielles de leur propre dossier administratif.
Les suites judiciaires se portèrent donc seulement contre le camp de victimes.
Le député nationaliste Gabriel Syveton avait giflé le 4 novembre, le général André ministre de la Guerre, considéré comme personnellement responsable et déshonoré : pour cet acte de protestation, il fut inculpé. Malheureusement, et pour la procédure elle-même, et peut-être pour une manifestation moins fugace de la vérité, sa disparition mystérieuse éteignit l’action pénale. Le 8 décembre, veille du jour où il devait répondre devant la cour d'Assises de la Seine des "voies de fait qu'il avait exercées avec préméditation sur la personne d'André" il était trouvé mort dans son cabinet de travail (2).
Mettant un terme au gouvernement Combes (1902-1905) l'affaire a paradoxalement permis de faire voter, l'année suivante, la loi de Séparation de l’Église et de l’État en la présentant comme une sortie de crise.
Rien ne prouve que, plus discrètement, moins grossièrement, les mêmes pratiques aient cessé. (3)
Le livre (4) rassemble deux textes.
– Le premier, "la franc-maçonnerie et l'armée" sert d'introduction. Il avait été publié en 1905 par les éditions Paillart à Abbeville ; il présente sur cette affaire le point de vue des victimes de la persécution.
– Le second, que l'auteur avait intitulé au moment de sa publication "le grand orient de France ses doctrines et ses actes", émane de Jean Bidegain. Secrétaire de l'obédience, il en avait révélé les agissements. Il l'avait quittée, écœuré par ces pratiques.
Il en résulta un délabrement des forces françaises et la promotion de certains chefs incapables, plus généralement un État-major dominé par les doctrines lamentables de la guerre idéologique. Cela conduisit notamment en 1914 à la désastreuse opération de Charleroi, soldée par la mort de quelque 500 000 jeunes Français, amenant l'armée allemande aux portes de Paris, sur la Marne. La capitale ne fut sauvée que par ce qu'on appelle, peut-être à tort, "l'erreur stratégique de Von Glück" celui-ci préférant la destruction de l'armée française à une victoire rapide. La France ne s’en est jamais relevée.
De telles affaires, aujourd'hui oubliées, remettent en perspective la légende rose identifiant faussement la France au régime jacobin, imposé lui-même aux Français par la ruse, le mensonge et la persécution.
JG Malliarakis
Apostilles
- Ce personnage éminemment républicain semble curieusement évacué de la "mémoire" historique. Président du Conseil pendant la période tragique allant de juin 1914 à octobre 1915. Franc-Maçon et cofondateur de "l'Humanité", il peut difficilement être tenu pour un de ces [affreux] "nationalistes" si souvent présentés pour responsables de la Grande Guerre.
- "On" parla évidemment de "suicide". Les curieux liront avec profit "La Mort de Syveton" par Mermeix (Fayard, 320 pages, publié en 1924).
- Parmi les victimes de l'époque figurait un certain colonel Pétain. Il exerça le pouvoir à Vichy pendant 4 ans. On lui a beaucoup reproché d'avoir, pour la honte du régime, retourné le même genre d'ignominie contre des gens que beaucoup de Français jugeaient, alors, responsables de la défaite et qui l'avaient eux-mêmes pratiquée durant 40 ans.
- "L'Affaire des fiches" Un scandale maçonnique par Jean Bidegain 218 pages au prix de 20 euros. Cet ouvrage peut être commandé directement par correspondance en adressant un chèque de 20 euros, port compris, aux Éditions du Trident 39 rue du Cherche Midi 75006 Paris tel 06 72 87 31 59 ou sur le site de l'éditeur.
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