Je l'avoue, je l'ai entendue avec passion car j'y ai retrouvé en contrepoint toutes les interrogations de mes engagements de jeunesse. Et quelques confirmations.
Première remarque et je me suis permis de le lui dire le plus gentiment possible : dans son itinéraire, on serre très peu de mains calleuses. À l'âge et au moment où elle s'engage à l'extrême gauche j'en avais déjà rencontré plus dans ma section de cadets parachutistes, qui pourtant s'assemblait le dimanche matin dans un arrondissement très bourgeois.
Sa réponse m'a déconcerté : certes, des ouvriers se sont infiltrés dans son cercle nominalement prolétarien. Elle en cite seulement deux. Ils travaillaient pour la communauté française du renseignement, l'un pour la préfecture de police, l'autre pour la sécurité militaire. L'honnêteté commande de reconnaître que l'ouvriérisme suppléera au recrutement, et conduira nombre d'entre eux à travailler en usine, puis à y faire école, tout de même, notamment au sein de la main-d’œuvre immigré, à y encadrer des jeunes en révolte, voire même des communistes mécontents du parti. Au bout du parcours, Billancourt pour les uns, Sochaux pour les autres.
Le professeur Philippe Raynaud, ayant fréquenté lui-même une autre tendance marxiste, soulignera au cours du débat, la part de la rue d'Ulm et de son amusant snobisme. Lui-même était ravalé au rang de "cloutier", comprendre : élève de la caste inférieure des Normaliens, ceux que le concours n'avait admis qu'à Saint-Cloud. Et de mentionner l'influence du joyeux Althusser. Cet anti-humaniste entendait certainement "mettre fin à l'homme". Il ne parvint, dans une crise de démence, qu'à abréger les jours de sa propre femme.
Ne nous enfonçons pas trop, cependant, dans cette couche, elle-même dérisoire, de souvenirs qu'on pourrait juger dévalorisants. Des réminiscences absurdes, nous en possédons, un demi-siècle plus tard, chacun pour nous. Elles peuvent nous éclairer et ne devraient jamais nous assombrir. Pierre Rigoulot a écrit de la sorte un fort courageux et éclairant article sur sa propre expérience maoïste (3). J'aimerais savoir faire un jour de même, quoique je ne veuille jamais contribuer à une repentance "antifasciste" où la concurrence s'est toujours manifestée cependant de façon très active, et peu honorable.
Deuxième remarque, que je n'ai pas su, peut-être, lors du débat, exprimer de manière claire. Le sympathique cénacle était dominé par les anciens marxistes, que je ne cherche pas à offenser inutilement.
Nous connaissions tous les crimes du stalinisme. Et manifestement les maoïstes détestaient l'Union soviétique : pourquoi ne se sont-ils pas placés dans la problématique de la lutte contre ce régime criminel, aux côtés des gens ou des pays qui le combattaient effectivement, au nom de la Liberté et de la démocratie ? Pourquoi demeurer aux côtés des barbares ? etc.
Un point intéressant fut alors effleuré : il passait pour admissible ce gros mensonge selon lequel les communistes chinois ne tuaient pas mais qu'ils rééduquaient.
Au bout du compte, notre conférencière, avec le recul, regarde aujourd'hui cette logique gauchiste comme celle d'une secte, dont on peut effectivement alors la considérer comme une victime. Ayant pris parti en faveur de l'insurrection algérienne, elle évoque, malgré tout, ses premiers doutes. Ils sont apparus très tôt. Elle les situe lors d'un voyage dès le lendemain de l'indépendance. La dictature du FLN, constatait-elle, s'exerça immédiatement au détriment de la condition féminine.
La véritable question demeure celle des motivations profondes. Pas une fois je n'ai entendu des mots comme "justice sociale", "condition ouvrière", etc. dans les mobiles de cette prétendue Gauche prolétarienne.
L'ancienne militante parle, à juste titre, d'un certain enfermement sectaire pour justifier la persistance dans l'erreur. De manière plus convaincante et vraie, elle mentionne, non sans pudeur, le fait qu'elle rencontra, au cours de cette expérience et dans ce milieu, l'homme de sa vie Pierre Blanchet (3). En très gros le retour vers la vie normale, l'atterrissage, au milieu des années 1970 est passé par leur collaboration commune à "Libération", dirigé par l'ex-maoïste Serge July. Leur antisoviétisme fondamental aura finalement servi de passerelle. En 1979 ensemble, ils publient un livre [assez passionnant] sur la révolution iranienne. Aujourd'hui, à 31 ans de distance, elle prend parti pour une intervention contre le gouvernement de Téhéran.
Mais au départ tout cela se situe dans le croisement de deux influences.
Les gens de cette extrême gauche se recrutent, d'abord, parmi les enfants du gaullisme. Sur ce point, notre témoin explique très clairement, de manière poignante, le rôle de la seconde guerre mondiale, reconstruite au cinéma. Rejet du père, peut-être un affreux pétainiste : [On sait que cette situation correspond au complexe personnel de Lionel Jospin, et de quelques autres, mais certainement pas au cas de Pierre Blanchet (4)]. Claire Brière s'étant elle-même reconstruite au contact de la pensée psychanalytique, elle ne rechigne pas devant cette grille d'explication.
Et puis, deuxième composante, les voici, plongeant dans ce qu'elle appelle le "rêve révolutionnaire", générateur d'une communauté fusionnelle. On entre de plain pied dans le monde de l'Utopie.
Shakespeare, dans Hamlet, identifie ce dernier royaume aux insignifiants personnages de Rosencrantz et Guildenstern. Le premier patronyme nous renvoie aux subversifs de son temps, les fameux rose-croix des universités allemandes (5). On se souviendra dès lors de la fameuse réplique du prince de Danemark à propos de ses deux amis leur jeunesse commune à l'université de Tübingen, appelés à la rescousse par la Reine à Elseneur pour guérir la mélancolie de son fils : "Rosencrantz et Guildenstern sont morts". Cela se situe à l'aube du XVIIe siècle. Autre évidente parenté, celle des "Possédés", peut-être des "Démons", de Dostoïevski décrivant au XIXe siècle, exactement en 1872, ce qui allait se manifester au XXe siècle, avec la révolution de 1917. Le parallèle m'est immédiatement accordé par l'auteur, pour qui le chef de la Gauche prolétarienne Benny Lévy (6) correspond à une réincarnation de Nicolas Stavroguine. Sur ce point, sourions d'un léger désaccord : selon moi, nous nous trouvons plutôt en présence du personnage de Piotr Stépanovitch Verkhovenski.
Comment s'étonner dès lors de la persistance du gauchisme au XXIe siècle ? Loin de constituer un phénomène marginal on le retrouve prégnant, et même arrogant, dans toutes les sphères culturelles de France. Citer Alain Badiou, dernier, ou premier, apologiste d'une réhabilitation de "l'idée communiste", évoquer les ratiocinations d'un Lindenberg ou d'un Birnbaum, revient presque à minimiser le phénomène.
Et puis ces intellocrates demeurent tous dans l'intemporel. Finalement impunis, pour ne pas dire gratifiés, on comprend aussi aisément qu'ils s'emploient à nier l'évidence. Et, aujourd'hui, malgré le Onze-Septembre l'on ne cesse de les entendre ou de les lire, eux et leurs suiveurs. Quelle maladie honteuse n'est-ce pas – quelle horreur, – que l'islamophobie ? Ils qualifient d'islamophobes tous ceux qui appellent un chat un chat. Interdit de constater que la guerre a été déclarée à l'ensemble de l'occident et du monde civilisé, laïc ou chrétien, hindou, juif ou confucéen, américain ou pas. Car, à l'islam du XXe siècle, expression que Monnerot utilise pour qualifier l'entreprise de Lénine, a succédé le communisme du XXIe siècle.
Quand on n'a pas attendu les divers "néos" pour se reconnaître dans les idées qualifiées de "conservatrices", on doit au contraire saluer tous ceux qui ont accompli, un jour ou l'autre, ce chemin de Damas. Ils nous apprennent beaucoup plus de choses qu'ils ne le pensent eux-mêmes au départ.
Pour ma part en 1991 je fus très impressionné par un vœu formulé devant moi par le physicien Georges Lochak, au moment de la chute de l'Union soviétique : "on doit espérer, disait-il, que cela donne le signal de la fin de l'Utopie". Espoir déçu. Décidément Boris Souvarine avait, une fois de plus, raison qui écrivait naguère : "il faut connaître la sinistre histoire d'hier pour comprendre la tortueuse politique d'aujourd'hui et de demain".
JG Malliarakis
Apostilles
- Institut d'Histoire sociale 4, avenue Benoît Frachon 92023 Nanterre-Cedex Tél :+(33)146140929 Fax :+(33)146140925
- Ed. Fayard. L'ouvrage vient de recevoir le prix des Impertinents. Celui-ci salue, à juste titre, une certaine qualité d'écriture.
- cf. livraison Février 2004 de la Revue des Deux Mondes
- Journaliste il sera tué en 1991 pendant la guerre de Yougoslavie.
- Fils d'un héros de la France Libre, né en 1944, il avait été adopté par un ami et camarade de son père du très gaulliste général Buis.
- Le livret du drame shakespearien fut publié en 1603. Les textes connus et imprimés de la fameuse fraternité sont à peine plus tardifs : 1614 "Réforme générale et universelle du monde entier. Contenant la Fama Fraternitatis de l'illustre Ordre de la Rose-Croix" ; 1616 "Les Noces Chymiques de Christian Rosenkreutz".
- dit Pierre Victor. Sur son rôle, lire aussi le livre "Ils ont tué Pierre Overney" par Morgan Sportès et écouter ou télécharger notre rendez-vous sur Lumière 101 avec Jean-Jacques Mourreau consacré à la survivance du maoïsme français
18.2 La plaie du communautarisme n'en finit pas de s'envenimer
17.2 Privilèges et gréviculture cégétistes
16.2 Absurde scrutin régional
15.2 Les trois erreurs de Cohn-Bendit
3.2
Un échec des marxistes latino-américains
2.2
L'instrument Villepin décevra la gauche
29.1 Pourquoi Aubry accepte le prix du ridicule
28.1 Les magistrats veulent faire taire les critiques
27.1La collusion entre le pouvoir et la CGT
26.1 Ombres sur la libre expression
25. 1 La prochaine crise pourrait nous rendre intelligents
14. 1 La classe politique peut pleurer sur elle-même et sur sa propre impopularité.
13.1 La CGT Marseille et la rigueur des sectes
12.1 Situation du patriarche œcuménique Bartholomée
8.1 Batailles pour l'Histoire
5.1 Pourquoi la gauche fusille Camus en effigie
Vous pouvez entendre l'enregistrement de cette chronique
sur le site de Lumière 101
Excellent comme d'habitude, mais plus encore pour notre génération. Sur Alain Badiou, voir son débat avec Finkelkraut, hallucinant comme on peut, Badiou en l'occurrence, être réellement et profondément marxiste sans être idiot. Je ne citerai pas de noms par charité.
Rédigé par : Ampelius | samedi 20 fév 2010 à 07:41