Le 20 décembre, quelques jours après la visite d'Erdogan à Washington la chaîne américaine CBS présentait, dans une émission de très grande écoute, un entretien réalisé au printemps avec le patriarche œcuménique Bartholomée. L'influence de celui-ci auprès des 300 millions de fidèles orthodoxes était d'ailleurs présentée, à l'usage du public américain, de manière quelque peu emphatique. La diffusion de ses propos a provoqué, pendant quelques jours une polémique et même, observons-la, une certaine amertume en Turquie.
Une phrase a été particulièrement mal ressentie par le ministre des Affaires étrangères d'Ankara, Ahmet Davutoglu. Elle évoquait les persécutions et humiliations subies tout au long du XXe siècle par les chrétiens d'Asie mineure. Ces souffrances étaient comparées à une crucifixion.
Tout disciple du Christ comprend évidemment la portée, essentiellement spirituelle, et non littérale de l'expression. "Chacun doit porter sa croix" nous enseigne l'Évangile (1). Mais, spécialiste de la géopolitique, le chef de la diplomatie d'Ankara se réfère assez peu à cette lecture. Il s'est donc senti personnellement outragé. Son slogan, légèrement optimiste, professe qu'il n'existe "aucun problème avec les voisins" de son pays. Il espérait donc, du moins le déclarait-il, qu'il s'agissait d'un "lapsus".
Puis, le président de l'État Abdullah Gül, et à sa suite, certains hommes politiques, tel le rugueux chef de file parlementaire kémaliste Onur Öymen, lui-même familier des charges à l'encontre des minorités, ont cru bon de surenchérir. Au bout de quelques jours, le soufflet s'est dégonflé. Le Phanar, siège du patriarcat, réitérait ses appels au dialogue. Le 1er janvier, son porte-parole utilisait même les colonnes du quotidien officieux turc "Zaman" pour souligner certains aspects troublants de cette campagne.
Mais, au fond, réécoutant le reportage, on évaluera que les Turcs peuvent invoquer plusieurs raisons de réagir de la sorte.
La première tient peut-être au caractère profond de cet État, et d'une certaine manière, de cette nation.
De tout temps, ses gouvernants tiennent l'insubordination pour insupportable.
De plus, ils considèrent que la promesse vaut réforme. Dès lors, le sujet, même musulman, mais plus encore le "giaour" tenu pour "infidèle", devrait anticiper les bienfaits virtuels des maîtres, puisqu'ils affichent une intention bénévole. Le résultat réel en importe peu. De la sorte, toute revendication ne fait que souligner l'ingratitude éventuelle de l'insoumis. Le "dhimmi" (2) doit se souvenir que son statut lui vaut protection par le seigneur mahométan. S'en écarter ou, plus grave encore, le dénigrer ou s'en plaindre devant un étranger, est considéré comme une trahison.
Ceci joue d'autant plus que les adeptes de l'islam croient eux-mêmes, dur comme fer, leur religion "tolérante à l'endroit des gens du Livre". L'incompréhension gréco-turque résulte fondamentalement de cette différence d'appréciation. Car, bien entendu, informés par leur douloureuse expérience historique, les orthodoxes des Balkans ne sauraient partager le point de vue ottoman. (3)
Accessoirement les conditions de réalisation de l'entretien par CBS ont permis au patriarche de s'exprimer de manière exceptionnelle.
En temps ordinaire, il passe pour ne se déplacer jamais, ni prendre la parole de manière officielle sans un contrôle, plus ou moins discret, ni hors la présence, plus ou moins pressante, de fonctionnaires turcs.
Et le vrai sujet d'irritation pour la diplomatie d'Ankara tient sans doute à autre chose. Il s'agit d'un principe diplomatiquement crucial. En effet, jamais les gouvernements successifs n'ont accepté la reconnaissance, qu'elle vienne des États-Unis ou de l'Union européenne, du caractère œcuménique du patriarcat.
Cette question, – incluant l'incompréhension des Turcs dans cette affaire, – ne peut se mesurer qu'en fonction du traité de Lausanne de 1923, et de l'évolution des données relatives à son application.
Pour notre propos précis, retenons que celui-ci consacra sur la scène internationale la victoire de Mustafa Kemal. Celui-ci s'était insurgé, avec le soutien de la Russie bolchévique, et du grand orient de France, contre le traité de Sèvres de 1920. Son triomphe détermina un échange dramatique de populations, celui des 1 400 000 Grecs demeurant encore en Asie Mineure contre 400 000 mahométans d'Europe. En dehors de certaines exceptions juridiques complexes, seuls les musulmans de Thrace occidentale et les orthodoxes de Constantinople y échappèrent.
Seulement, d'un côté les premiers ont prospéré. On les évaluait autour de 80 000 vers 1920. Ils représentent aujourd'hui quelque 35 % de la population des deux provinces grecques de Xanthi et de Komotini. Ces 110 000 citoyens helléniques de religion islamique se décomposent principalement en 60 000 turcophones et 40 000 slavophones ou Pomaques (Bulgares convertis à l'islam) etc.
Les effectifs des Grecs de l'ancienne Constantinople, en revanche, sont passés en 80 ans de 250 000 en 1925 à 2 000 aujourd'hui. La dernière grande vague de départs remonte aux provocations pogromistes mises en place par les services secrets de l'Armée turque en septembre 1955 (4).
On ne peut donc plus penser la question du Patriarcat œcuménique en faisant abstraction de cette irréversible déshellénisation de "la Ville" devenue désormais Istanbul.
Ou bien le gouvernement turc acceptera demain l'internationalisation. Certes, l'idée même d'un "petit Vatican orthodoxe", fait radicalement horreur aux kémalistes. Remarquons cependant qu'elle irait dans le sens de l'évolution désirée par les libéraux, et probablement par le mouvement de Fetullah Gülen inspirateur du parti actuellement au pouvoir. Celui-ci a ouvertement pris parti pour le dialogue avec les chrétiens.
Ou bien, plus contraint que consentant, Sa Sainteté Bartholomée, 270e détenteur du titre, ou plus probablement encore son successeur, irait établir son quartier général à Genève, à Thessalonique ou ailleurs (5).
J'ignore ce que l'on doit souhaiter à ce sujet. Tout dépend du point de vue duquel on regarde cette question. Les nationalistes grecs par exemple souhaitent que les Turcs commettent la faute de l'expulser.
Je sais seulement que dimanche prochain, en toute objectivité, je prierai pour lui plus attentivement que d'habitude.
JG Malliarakis
Apostilles
- *Le passage d'où est issue cette pensée chrétienne a même une résonance très forte. "Qu'il prenne sa croix et qu'il me suive" dit Jésus au chapitre VIII verset 34 de l'Évangile de Marc. Or, ce passage est largement antérieur à la condamnation suivie du supplice infligé au Christ. Ceci interpelle évidemment le lecteur attentif. La Tradition patristique de l'orient chrétien orthodoxe n'a pas cherché ici le reflet de la construction même de ce récit. La critique moderne cherchera volontiers à tout expliquer par le fait qu'il s'agit là d'une traduction directe, simple et immédiate du témoignage de Pierre, évidemment postérieur, par son secrétaire et interprète ("métaphraste"). Le christianisme orthodoxe insistera au contraire sur le caractère intemporel de cette acceptation de la condition humaine.
- *Nous utilisons ici la forme "arabisante" telle qu'elle est désormais entrée dans le français. Le turc écrit "zimmi" – et pense "giaour" ("infidèle"). Le sentiment me semble cependant tout autre. Jamais la mémoire maghrébine n'a été imprégnée de l'idée que les juifs et les chrétiens aient été leurs "protégés". Pour comprendre, en revanche, ce rapport surprenant des Turcs aux anciens sujets de l'Empire ottomans on se souviendra de l'expression coloniale nord-africaine à propos de "l'ingratitude des Arabes".
- *Ceci ne veut pas dire que l'Empire ottoman ait été, de ce point de vue, dépourvu de mérites tout au long de son Histoire, au contraire. On lira avec intérêt le point de vue que développe Dimitri Kitsikis dans son "Que sais-je" n° 2222 consacré en 1985 à l'Empire ottoman. Sans le rejoindre dans son caractère finalement apologétique [D. Kistikis, qui enseigne le droit international, a développé son parti pris "helléno-turciste" dans un livre "La Grèce et les étrangers"], je crois avoir plusieurs fois démontré que le kémalisme, d'essence jacobine et totalitaire, s'est révélé bien pire pour les chrétiens et pour les juifs que l'ancien régime ottoman. Cf. "La Question turque et l'Europe" chapitre "Les racines jacobines des crimes turcs".
- *Le mécanisme a été démonté par le quotidien pro-gouvernemental Zaman Today.
- *Rappelons que les patriarcats, tant melkite-catholique que syrien-orthodoxe, d'Antioche, ont quitté la Turquie pour le Liban. Celui de Constantinople-Nouvelle-Rome pourrait sans difficulté [matérielle] faire de même. Cela étant, à la question posée par le journaliste américain, le patriarche répond que le départ [volontaire] pour la Grèce n'est pas, "une option [envisagée par lui]".
8.1 Batailles pour l'Histoire
5.1 Pourquoi la gauche fusille Camus en effigie
4.1 Comment les Turcs regardent leurs alliances
1er.1 La fin du Père Noël
30.12 La jurisprudence Julien Dray petit-fils d'horloger
23.12 Nora Berra doit présenter des excuses ou quitter le gouvernement
22.12 La pression mondialiste peut devenir totalitaire
21.12 Copenhague entre gauchistes et financiers
18.12 La nuisance Séguin a encore frappé
14.12 Le fiscalisme hexagonal instrument du jacobinisme
10.12 La victoire caricaturale de l'affreux Frêche
7.12 Remettre Croizat à sa place.
5.12 Le coût de la pré-adhésion turque
27.11 La redécouverte du risque souverain
Vous pouvez entendre l'enregistrement de cette chronique
sur le site de Lumière 101
Alors, voilà, je saupoudre quelques communautés par ci, par là, et quand ces petites troupeaux soumis sont assez nombreux, je proclame la Pan-Turquisme à la face des annexés... nous y allons tout droit, ou nous y sommes déjà... anschlössen uhns! (d'où le mot anschluss, annexer...)
Rédigé par : minvielle | mercredi 13 jan 2010 à 12:03