La première consisterait en l'instrumentalisation d'un héritage auquel rien ne me donne droit. Surtout pas l'adhésion aux idées de la gauche humaniste, celles de l'Homme révolté. Toute ma vie, j'en ai critiqué les contradictions. Et mon père, par exemple, indépendamment d'un amour partagé, n'a jamais approuvé ma propre démarche. On se construit toujours en se démarquant, d'une manière ou d'une autre de ses parents.
La seconde se bornerait à ne rien dire, à laisser faire sans réagir. On ne saurait se taire, en effet, devant ce déferlement, tantôt sournois, tantôt triomphal, parfaitement outrecuidant, des adversaires de son message. Leur impudent argument consiste à lui reprocher, en somme, d'avoir eu raison contre eux, contre leur père spirituel, l'intouchable Jean-Paul Sartre, et contre le stalinisme.
"Tout anticommuniste est un chien" disait l'homme de La Nausée, des Mains Sales, etc. Le prophète de l'existentialisme avait cherché à vulgariser Heidegger sous l'occupation. Les Allemands, sans doute mal informés, n'en avaient pas voulu. Lui, qui ne voulait pas "désespérer Billancourt", finira en apologiste du maoïsme et des 80 millions de morts de la prétendue "révolution culturelle" chinoise.
Il faut donc beaucoup d'audace pour chercher aujourd'hui à camoufler la honte de son primat philosophique maintenu chez les gauchistes d'hier.
En jetant le discrédit sur Camus on diffuse un rideau de fumée mensonger. On mène de la sorte une nouvelle opération de diversion. Je la trouve à peine subtile. Dans la sphère intellectuelle, cela ressemble beaucoup à cette nostalgie politique de l'Allemagne de l'est, à cette impunité du communisme en général, que nous observons dans la classe politique et les élites de notre malheureux pays.
Passons sur la maladroite proposition présidentielle de panthéoniser l'ancien Prix Nobel français de littérature. Dans l'église profanée où on se proposait de transférer sa dépouille on s'expose, me semble-t-il, à de bien mauvaises rencontres. Toute personne sensée préférerait certainement demeurer dans le charme de Lourmarin. On ne saurait donc que saluer et approuver sa famille de l'avoir souligné.
Mais au-delà de toute tentative de récupération politicienne, que les bons esprits dénonceront quoiqu'il advienne et en toutes circonstances, l'intention semble droite.
L'hommage s'impose, non seulement au littérateur de grand talent, au journaliste occasionnel, au dramaturge, mais également à l'homme qui a vu juste, quand il le fallait, et quand les autres déraillaient.
Rappelons une ligne de partage des eaux qu'on ne peut pas oublier, quoiqu'en puissent frémir les adeptes du politiquement correct. Résistant, antifasciste au vrai sens du mot et non en fonction des mots d'ordre du stalinisme, il fait partie en 1944, de ceux qui espèrent de la Libération un véritable redressement "révolutionnaire" de la France.
Or, en 1945 une question symbolique entre toutes se posera. Il s'agira de demander au général De Gaulle la grâce de Robert Brasillach. François Mauriac prend l'initiative d'une pétition qui recueillera les 55 noms de hautes et courageuses personnalités, représentative de la culture française dont Paul Valéry, Paul Claudel, Daniel-Rops, Marcel Aymé, Jean Paulhan, Roland Dorgelès, Jean Cocteau, Colette, Arthur Honegger, Maurice de Vlaminck, Jean Anouilh, André Barsacq, Jean-Louis Barrault, Thierry Maulnier, etc. Et Albert Camus.
Jean Lacouture ose ceci : "Le général De Gaulle a écouté Mauriac, et a refusé la grâce. Quoi qu’il en pensât, De Gaulle ne pouvait s’opposer à toutes les exigences des communistes qui constituaient un tiers du pouvoir, sinon davantage. Ils exigeaient la tête de Brasillach, qui avait conduit bien des leurs au poteau. Je pense que De Gaulle a fait la part du feu".
Non M. Lacouture, à votre tour et à votre habitude, vous trompez le public en excusant les staliniens. Si peu acceptables que certains écrits du Brasillach "occupé" puissent paraître de nos jours, jamais il n'a "conduit au poteau" aucun communiste. Albert Camus le savait. De plus, et surtout, libérer la France ne pouvait pas vouloir dire se venger comme on le fit alors. On pouvait sanctionner autrement les erreurs d'un journaliste désintéressé.
Quant à De Gaulle, oui il sacrifia inutilement à la "belle et bonne alliance" qu'il venait de sceller à Moscou, en décembre 1944, avec Joseph Staline. En 1951, lorsque d'autres épurés, plus chanceux, sortiront de prison, l'homme du 18 juin s'en tirera par une pirouette parlant de "l'honneur d'être fusillé". Mais le sang de Brasillach éclabousse sa mémoire comme celui du duc d'Enghien flétrira toujours la gloire de Napoléon.
Comme bien d'autres, dès la fin de la guerre, Albert Camus avait compris l'horreur profonde du communisme totalitaire.
Quand, en 1948, l'URSS réalise son "coup de Prague", Jules Monnerot entreprend d'écrire sa Sociologie du communisme dont la première édition paraîtra en 1949. La rupture est alors entièrement consommée entre les vraies valeurs de la gauche humaniste et les manœuvres que développe l'appareil du PCF, et la dialectique qu'il met toujours en avant.
Ses anciens complices, compagnons de route et autres collaborateurs de fait, mettront parfois 10 ou 12 ans de plus. Ils ne verront pas la révolte ouvrière de Berlin de 1953 que Camus saura saluer. Certains partiront au moment de Budapest en 1956. D'autres attendront 20 ou 25 ans, l'agression soviétique contre la Tchécoslovaquie en 1968, etc. pour accepter, enfin, d'ouvrir, trop partiellement, les yeux.
Or beaucoup, et probablement même la plupart, ne pardonneront jamais la lucidité de ceux qui avaient rompu avant eux.
Aujourd'hui un outrecuidant déballage de cuistrerie tend à minorer Camus, toujours au profit de Sartre. Ce tir de barrage sert à camoufler cette haine.
Nous demeurons en effet dans la prédominance intellectuelle de cette gauche philosophique explicitement anti-humaniste. La bourdieuserie règne désormais à Sciences Po sous le sceptre calamiteux de M. Richard Descoings auquel on demande en haut lieu ses précieux conseils pour détruire, sur une base plus large, un peu plus, la culture historique. Voila quelle pression s'exerce sur nos médiats, sur nos institutions, sur nos établissements d'enseignement. Nous ne pouvons donc ignorer pourquoi nos élites s'effondrent.
À mes yeux la question "Albert Camus" n'appartient pas à la sphère de l'énigme. Rien de plus proche du vivant, du réel et de son époque que cet homme-là.
Je ne saurais complètement adhérer, toutefois, à l'apologie de sa pensée en raison de son absence de rapport au sacré.
En revanche il me plaît d'insister sur un legs dont je me reconnais aujourd'hui redevable. Le dernier souvenir de lui remonte pour moi à décembre 1959. Âgé de 15 ans je discernais certainement peu les enjeux qui tournaient autour de son œuvre. Mais je le vois encore disant au revoir à mes parents dans l'embrasure de leur porte, rue Delambre. Il mourra quelques jours plus tard.
Cette année-là, il avait mis à la scène "les Possédés" d'après Dostoïevski. Mon père avait dessiné les décors et les costumes. Je crois qu'on peut en faire sinon un testament spirituel, du moins le seul message politico-philosophique que j'ai pu recevoir de lui. Je n'en déchiffrai qu'une seule chose, entièrement nouvelle pour moi, l'horreur de l'Utopie, de la Révolution et du communisme. Cette impression d'un soir de "couturière" grandira en moi toute ma vie.
Un demi-siècle plus tard, en profitant pour revenir sur cet itinéraire, j'ai donc consacré une partie de l'année 2009, à travailler sur Dostoïevski, et notamment sur cette fresque immense que les spécialistes russes trouvent plus judicieux de traduire par "les Démons".
Mon petit hommage, certes indirect, à Albert Camus consistera donc à chercher à partager cette redécouverte. Je ne me servirai pas de sa pièce. J'utiliserai l'original de 1872, plusieurs fois traduit en français. L'auteur sera bientôt salué, pendant les dernières années de sa vie, comme "le guide spirituel du peuple russe".
Or il prophétise exactement l'abomination qui va se produire dans son propre pays, un demi-siècle plus tard.
La gauche humaniste s'y verra foulée aux pieds par ses propres enfants indignes. (1)
Je vous invite à partir du 18 janvier à en suivre les péripéties jour après jour sur Lumière 101 sous la forme d'enregistrements sonores de ces quelque 200 tableaux de génie.
Quant à Albert Camus, avant de mourir, il y a 50 ans, avait-il reçu l'authenticité du message de Dostoïevski, de Gogol et de Pouchkine ? Nul vivant ne saurait répondre de manière péremptoire.
Peut-être, mystérieusement, une petite icône, italianisante pour mon goût, en a-t-elle gardé, sur terre, la marque du secret..
JG Malliarakis
Apostilles
- On retrouve cela, de façon fort précise, dans "Le Docteur Jivago" achevé en 1955 par Boris Pasternak qui succédera à Camus comme Prix Nobel de Littérature
4.1 Comment les Turcs regardent leurs alliances
1er.1 La fin du Père Noël
30.12 La jurisprudence Julien Dray petit-fils d'horloger
23.12 Nora Berra doit présenter des excuses ou quitter le gouvernement
22.12 La pression mondialiste peut devenir totalitaire
21.12 Copenhague entre gauchistes et financiers
18.12 La nuisance Séguin a encore frappé
14.12 Le fiscalisme hexagonal instrument du jacobinisme
10.12 La victoire caricaturale de l'affreux Frêche
7.12 Remettre Croizat à sa place.
5.12 Le coût de la pré-adhésion turque
27.11 La redécouverte du risque souverain
Vous pouvez entendre l'enregistrement de cette chronique
sur le site de Lumière 101
Merci pour ce billet si éclatant de vérité sur nos penseurs de "gauche" si brillantissimes!
Mes meilleurs vœux pour l'année qui débute et s'annonce mouvementée...
Rédigé par : daredevil2007 | mardi 05 jan 2010 à 19:33
Joli papier, Jean-Gilles, plein de pudeur, de piété filiale et d'amour du Vrai.
Bonne année !
Hugues de Blignières, dit Kéraly
Rédigé par : Hugues Kéraly | mardi 05 jan 2010 à 21:08