Cette démarche cependant nous ramène de la sorte à une réflexion sereine sur la question ouïgoure. Elle était apparue au premier plan de l'actualité au début de l'été. Puis elle s'est trouvée engloutie. Soulignons quand même qu'il ne s'agit pas d'un territoire anodin : 1,6 millions de km2 grand comme trois fois la France, et semble-t-il aussi, l'accès à quelque 30 % des réserves d'hydrocarbures de la Chine.
À Moscou le 8 juillet, le ministère russe des Affaires étrangères avait publié un communiqué à la fois révélateur et fort embarrassé par la situation actuelle des minorités en Chine. "Nous espérons que les actions entreprises dans le cadre de la loi par les autorités de la République populaire de Chine pour maintenir l'ordre public au Xinjiang permettront une normalisation rapide de la situation dans la région (1).
Ce texte officiel moscovite poursuit que "la Russie considère la région du Xinjiang comme une partie inaliénable de la République populaire de Chine". Et sa seule conclusion consiste à "estimer que ce qui s'y passe constitue une affaire intérieure chinoise exclusivement".
Autrefois l'Union soviétique n'aurait pas réagi de la même manière. On l'imagine mal, parlant de sa grande voisine de l'est et du sud affirmant qu'elle "espère une normalisation rapide de la situation".
La défunte URSS disposait d'excellents spécialistes de l'Asie centrale. Certes, formés à l'école du "diamat", ils éprouvaient des difficultés à comprendre la dimension religieuse des problèmes. Les traditions, dans la vulgate stalinienne, ne représentaient en théorie pour eux que le "substrat des formations sociales antérieures", dépourvues de leur logique propre. Mais au plan factuel, gérant un ensemble de pays qu'on appelle "républiques musulmanes", issues de l'ancien "Turkestan russe", ils savaient agir au gré des circonstances et manœuvrer les hommes.
L'empire du milieu me semblait jusqu'ici, au contraire, à la fois marqué par une subtilité millénaire et par une fermeture séculaire, en gros depuis la fin de la glorieuse dynastie des Tang (618-907) à la connaissance de l'Étranger. Celui-ci est tenu invariablement pour un Barbare. On ne distingue entre eux que de manière rustique et selon leurs couleurs supposées. Les Anglais "barbares roux aiment surtout l'argent" ; les Indiens et les Portugais "barbares bruns aiment surtout le vin" ; les Français "barbares blonds aiment surtout les femmes". Pas entièrement faux, mais peut-être un peu réducteur.
N'en déplaise aux communiqués diplomatiques moscovites, la soi-disant "république populaire" a conservé son appellation impériale et son complexe de centre du monde. En chinois "Zhong-guo", le nom du pays ne veut pas dire autre chose, aujourd'hui encore. Elle s'emploie fort fraternellement à broyer les mêmes minorités depuis le XVIIIe siècle. N'a-t-elle pas marginalisé les Mongols de la Mongolie intérieure ? N'a-t-elle pas déjà liquidé jusqu'au nom même de la Mandchourie "man-zhou" devenue "province du nord est"? Le mot de "xin-jiang", nouvelle province, fait disparaître le nom ethnique du peuple qui l'habite.
Dès le début juillet, les événements du Turkestan oriental sous domination chinoise n'ont certes pas fait oublier l'essentiel pour les médiats du monde entier. De la sorte, personne n'a pu ignorer la mort, et "l'hommage" rendu au martyr de la pharmacie Michael Jackson. Ainsi, ce 7 juillet à 18 h 36 le quotidien Le Monde, qui ne se trompe jamais ni sur les faits, ni sur les priorités envoyait le rappel suivant à ses abonnés, dans l'ordre d'importance accordée aux "titres du jour" : 1 - Hommage à Michael Jackson – 2 - Atmosphère très tendue à Urumqi – 3 - Tour de France : Astana remporte le contre-la-montre. Aucune ambiguïté n'est-ce pas ? Pas de dispersion.
La veille le même journal avait présenté une carte de ce qu'il appelle "les conflits" (?) en Chine. Quoique légèrement schématique, le croquis permet au moins au lecteur de comprendre que le territoire de la "république populaire" instituée à Pékin en octobre 1949 n'englobe pas que des "Chinois". On pouvait ainsi voir clairement, à condition de bien vouloir regarder, que certains peuples et territoires ont été incorporés de force.
Indiquons par exemple que le fait même de cantonner la situation à "Urumqi", capitale administrative où l'ethnie chinoise "han" a déjà submergé les Ouïgours, évacue la vraie dimension identitaire du problème. Cela fait par exemple bon marché de la question de Kashgar, cité traditionnelle des Ouïgours, ancien carrefour des routes de la soie, et dont un affreux modernisme chinois veut liquider le patrimoine identitaire, au profit de l'immondice architecturale dont il a déjà défiguré ses propres métropoles comme Pékin ou Shanghaï. (2)
Quand même après quelques moments d'hésitation, ils se sont engouffrés dans une sorte de fausse mobilisation. On ne sait s'il faut parler de soutien. On gagne toujours à se méfier des surinterprétations abusives. Après tout, The Hindu de Bombay ne voit pas tout à fait cette affaire comme NHK-World à Tokyo.
On constate ainsi que l'Inde se proclame régulièrement la première victime du terrorisme islamique. Or, elle semble attacher très peu d'importance à ce qu'un Alexandre Adler (3) souligne au contraire à l'envi : la religion de ces Ouïgours.
Ah ils sont musulmans. Suivez mon regard.
Comme si désormais toute population vaguement rattachée à l'islam ne pouvait exprimer sa protestation devant un oppresseur étranger qu'en s'agrégeant à l'islamo-terrorisme. Comme si les services secrets turcs se trouvaient omniprésents, et la CIA par-dessus le marché, et le Mossad en prime sans doute, y compris chez les pauvres ouvriers ouïgours, victimes du racisme des "han" (4) dans leur usine de jouets d'où sont partis les incidents. Quelle merveilleuse aubaine pour Al-Qaïda M. Adler vous nous fabriquez là, à moins qu'il s'agisse d'un trouble jeu de billard.
Je ne sais pas si l'on peut qualifier Radio Japon comme l'observateur le plus objectif de la Chine, mais je ne crois pas qu'il s'agisse du moins bien informé. Voici donc comment la NHK officielle japonaise (5) présentait début juillet l'origine de la situation :
1 434 arrestations au Xinjiang Ouïghour
En Chine, la police a arrêté plus de 1 400 personnes en liaison avec les manifestations dans la région autonome occidentale du Xinjiang Ouïghour.
Des émeutes ont éclaté dimanche soir dans la capitale régionale Urumqi. Les protestataires ont mis le feu à des bus et à des taxis et attaqué plus de 200 magasins.
Ces violences ont fait 156 morts et 1 080 blessés.
Mardi, le calme semblait revenu dans les rues de la capitale, mais les tensions demeurent et de nombreux policiers restent en faction à travers la ville.
La police chinoise s'efforce d'identifier les meneurs d'après les enregistrements vidéo réalisés lors des affrontements. Selon l'agence centrale de presse Chine nouvelle, 1 434 personnes auraient été arrêtées jusqu'ici. Les journaux chinois expliquaient mardi matin que des séparatistes étrangers étaient derrière les manifestations et cherchaient à semer la confusion dans la région. Les journaux condamnent vivement les violences et lancent un appel au calme.
Toujours dans la région du Xinjiang, la police a dispersé lundi environ 200 personnes rassemblées devant une mosquée pour une manifestation dans la ville occidentale de Kashgar.
Les autorités policières sont en alerte. Elles craignent en effet que ces violences ne se propagent à d'autres régions.
Réaction des Ouïghours en exil à l'écrasement du mouvement au Xinjiang
Un groupe international de Ouïghours en exil nie toute implication dans les émeutes qui ont éclaté dans la région autonome du Xinjiang dans l'ouest de la Chine.
Dans une déclaration publiée lundi sur Internet, le Congrès mondial ouïgour, implanté en Allemagne, rejette les accusations du gouvernement chinois selon lequel le groupe a fomenté les manifestations.
Citant des témoins, le groupe affirme que la manifestation de plusieurs milliers d'étudiants ouïgours était pacifique et qu'ils arboraient même des drapeaux chinois.
Le groupe en exil ajoute que les manifestants s'étaient assemblés pour exprimer leur dépit devant la façon dont les autorités de la police ont traité des ouvriers ouïgours tués dans une usine de jouets au Guangdong.
Le même groupe appelle enfin les dirigeants chinois à mettre fin à leur politique d'assimilation forcée, poursuivie depuis des décennies, et de chercher à résoudre les problèmes entre les ethnies par un dialogue pacifique.
Que cela plaise ou non à Alexandre Adler et aux géo-stratèges de son entourage, la terrible question de la sinisation brutale de ses provinces frontalières par la Chine, territoires annexés de manière excessivement récente, confirme le ridicule des propos "anti-impérialistes" tels ceux tenus par un Ahmadinedjad.
Nous le soulignions au lendemain de sa visite éclair au sommet de l'organisation de Shanghaï (6).
Si vraiment "le temps des empires est révolu", alors c'en est fait de l'Iran, espace impérial depuis quelque 2 500 ans, mais aussi de ses interlocuteurs : de la Russie et de ses 21 républiques ou de la Chine dans sa configuration actuelle. On comprend mieux pourquoi Moscou soutient, discrètement mais sûrement, l'opération des pseudos "réformateurs" de Téhéran qui cherchent à faire de Moussavi un remplaçant accepté, et même désiré, par l'occident. Cette manœuvre que les résistants iraniens, dénoncent est calquée sur l'élimination de Ceaucescu en décembre 1989 à Bucarest. Comme Ceaucescu, Ahmadinedjad dérange. Après avoir rendu des services, il sent le poisson.
Tout ceci relativise, certes, les tirades bien pensantes, et de pur principe "contre les empires".
Ce genre de crises tendent bien souvent à faire basculer les peuples d'une domination étrangère vers une autre. Les 192 nations siégeant désormais à l'ONU ne connaissent pas tous la même indépendance. À vrai dire, en toute honnêteté, dans le cas des Ouïgours, on ne voit guère ce qu'ils perdraient. Nous aurons hélas sans doute très vite l'occasion d'y revenir. Supposons même un instant qu'ils adhèrent un jour à un grand espace "turc". On les soutient moralement certes à l'université d'Istanbul. N'oublions pas que le rêve des panturquistes va "jusqu'à la muraille de Chine". Cette hypothèse semble actuellement bien peu crédible, ne serait-ce que parce que le principal État d'Asie centrale, c'est-à-dire l'Ouzbékistan, n'en veut à aucun prix demeurant en gros un fidèle partenaire de l'ancien protecteur moscovite. Mais, même dans ce cas, à tout prendre une situation "panturque" paraîtrait plus vivable et plus naturelle pour les Ouïgours et leur culture millénaire, que de se trouver submergés.
Tout vaut mieux, semble-t-il, pour la survie de cette petite nation en voie d'engloutissement, que de demeurer sous la botte du gouvernement de Pékin et de son milliard d'ilotes déracinés et d'enfants uniques, qu'il coupe de leur propre identité chinoise et qu'il gave de consommation, de karaoké et de sous-culture faussement occidentale.
Ne confondons pas la culture de la Vieille Chine avec cette saleté, et ne succombons ni à la tentation de soutenir tous les excès de tous les empires sous prétexte de réalisme, ni aux sirènes de tous les tiers-mondismes.
Apostilles
- cf. RIA-Novosti du 8 juillet à 12 h03.
- cf. Sylvie Lasserre qui déplore : "De la Kashgar mythique il ne restera plus que le quartier factice Old Kashgar, sorte de Disneyland à la chinoise". Son excellent blogue, ordinairement apolitique, "Sur les Routes d'Asie centrale" fait écho aux mobilisations internationales pro-ouïgour et les personnes intéressées y trouveront toutes les informations nécessaires.
- Dans sa chronique du 6 juillet sur France Culture.
- Comme pour compenser les désinformations propagées par Adler, le Figaro de ce 8 juillet levait un coin du voile pudiquement fermé jusque-là : celui du racisme chinois. Dans un entretien avec Jean-Luc Domenach y affirme en effet que "les Ouïghours sont détestés des Chinois". On peut en dire autant des propos tenus à Pékin sur les Tibétains.
- cf. Son bulletin d'information du 7 juillet cf. L'Insolent du 22 juin.
JG Malliarakis
Articles des jours précédents
27.7.09
France-Culture, Mistral et la gare de Maillane.
Reste-t-on français si l'on cesse de croire en la république ?
22.7.09 Le dilemme turc
20.7.09 Sous le portrait de Maria Yudina
13.7.09 Renforcement du parlement en Europe
6.7.09 Avec le projet de taxe carbone
3.7.09 On est les champions du gaspillage et on entend le rester
2.7.09 Soutenir en occident la résistance iranienne
1er.7.09 Le navrant protectionniste Sapir corrigé par Pareto
29.6.09Une double leçon d'histoire
Un "Cahier de l'Insolent" consacré à "La Question Turque" paraîtra le 15 septembre. Il formera un petit livre de 128 pages et coûtera 10 euros à l'unité. Conçu comme un outil argumentaire, contenant une documentation, des informations et des réflexions largement inédites en France, vous pouvez le commander à l'avance, au prix franco de port de 8 euros (valable jusqu'au 31 août expédition le 15 septembre) pour un exemplaire, 35 euros pour la diffusion de 5 exemplaires. Règlement par chèque à l'ordre de "l'Insolent" correspondance : 39 rue du Cherche Midi 75006 Paris.
Vous pouvez entendre l'enregistrement de cette chronique sur le site de Lumière 101
Commentaires