Largement inconnue en occident, la pianiste russe Maria Yudina (1899-1970) a vécu toute sa carrière en Union Soviétique.
Elle y demeura captive par la volonté de Joseph Staline puis de ses successeurs. On a voulu voir en ce geôlier un admirateur et même le présenter comme un protecteur. Le dictateur aurait en effet découvert son génie, en 1943, et pleuré de chaudes larmes à l'écoute du concerto 23 de Mozart. On aurait, 10 ans plus tard retrouvé sur la table de chevet du tyran défunt le disque enregistré et gravé sur son ordre la nuit même de cette émotion musicale légendaire.
Un tel récit, à supposer qu'il contienne une parcelle de vérité, occulte les conditions véritables de l'existence de cette artiste de génie. Signalons par exemple que ses interprétations de Bach ou de Beethoven n'ont été recueillies que clandestinement. Ses enseignements aux conservatoires successifs de Saint-Pétersbourg devenu Leningrad, de Tiflis ou de Moscou lui furent retirés à plusieurs reprises en raison de ses convictions religieuses.
Convertie à la foi orthodoxe et marquant nettement son dégoût pour le régime athée persécuteur, on considérait comme une excentricité vestimentaire la croix, emblème ostensible qu'elle arborait bien en évidence. Plus tard on notera ses chaussures de sport, qu'elle portait en concert.
Amie du grand théologien et philosophe orthodoxe Paul Florensky, lui-même déporté et mort aux îles Solovki probablement en 1937, elle conserva certes la vie entre 1930 et 1936. Mais à ce jour aucune biographie complaisante pour le régime ne consent à nous retracer sa survie errante, privée de travail et de logement à la même période.
On nous conte trop souvent le retournement de l'an de grâce 1943. En ce temps-là l'Empire soviétique venait de subir deux années de reculs et de désastres militaires sur un front ouvert en 1941, par son ancien allié et complice totalitaire. Alors, Jossip Vissarionovitch, ce génial terroriste caucasien, bolchevik, planificateur, coryphée des sciences et des arts, aurait fait une découverte. Le peuple russe demeurait orthodoxe. La nation aspirait à la liberté. Quelques mesures et symboles furent fabriqués, montés en épingle, pour le temps de la guerre et de l'immédiate après guerre, par le pouvoir. Ceci ne saurait effacer d'un trait historique commode et pudique les attentats irréversibles commis par le communisme contre la civilisation.
Tant que cette imposture n'aura pas été soulignée, à l'Est comme à l'Ouest, on doit craindre que de sournois diadoques s'emparent à nouveau de la panoplie stalinienne rebaptisée d'une manière ou d'une autre.
À noter aussi qu'en 1960 c'est le soi-disant modéré réformateur Khrouchtchev, étiqueté de la sorte à l'usage des médiats occidentaux, qui fait chasser Maria Yudina de son institut musical.
On peut en tirer plusieurs leçons qui ne surprendront pas les lecteurs de l'Insolent. On doit toujours se méfier des hommes de l'État quand ils prétendent "aider" la société civile, et par-dessus tous les intellectuels et les artistes.
S'agissant d'une musicienne comme Yudina on pourrait observer d'ailleurs que la part de génie de ses interprétations, effectivement bouleversantes, de la musique dite baroque, classique ou romantique, tient à un caractère résolument moderne qu'elle revendiquait clairement pour sa part. Elle n'a jamais caché son désir de promouvoir la création de son temps. Moins connues mais bien réelles, ses interprétations des compositeurs du XXe siècle, mériteront elles aussi, d'être découvertes. Incidemment d'ailleurs on retrouvera dans sa démarche l'écho d'une intuition essentielle de la pensée orthodoxe contemporaine, celle que résume le titre d'un livre du Père Alexandre Men : "le christianisme ne fait que commencer" (1).
À l'inverse, l'art soviétique officiel est demeuré paralysé pendant 70 ans, impuissant à résoudre sa contradiction.
Sa production autoritaire et arbitraire est demeurée perpétuellement tiraillée entre deux tendances. La première impulsion, révolutionnaire et gauchiste, s'est ainsi exprimée de façon assez géniale, reconnaissons-le, chez un Chostakovitch. Mais elle se vit submergée par une tendance lourde, un frileux retour à de sirupeuses, stériles et conformistes redites, d'œuvres ressassées et, par là même, incomprises, selon les goûts et les caprices des bureaucrates.
Œuvrer et lutter pour la redécouverte de la véritable et grande musique prolonge ainsi de manière logiquement inéluctable toute préoccupation du salut de la civilisation et de la liberté en Europe.
Les amis du programme de Lumière 101 pourront donc découvrir désormais de manière de plus en plus régulière ces enregistrements historiques, réalisés au début ou au milieu du XXe siècle et que l'on ne diffuse pratiquement plus jamais. Véritables trésors de la musique nous en découvrirons la richesse essentiellement grâce à l'amicale participation et aux indications éclairées de Laurent Worms. Et je tiens à l'en remercier.
Apostilles
- Le P. Alexandre Men fut assassiné par le KGB en 1990, sous Gorbatchev. Son livre a été traduit en français aux éditions du Cerf.
JG Malliarakis
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Un "Cahier de l'Insolent" consacré à "La Question Turque" paraîtra le 15 septembre. Il formera un petit livre de 128 pages et coûtera 10 euros à l'unité. Conçu comme un outil argumentaire, contenant une documentation, des informations et des réflexions largement inédites en France, vous pouvez le commander à l'avance, au prix franco de port de 8 euros (valable jusqu'au 31 août expédition le 15 septembre) pour un exemplaire, 35 euros pour la diffusion de 5 exemplaires. Règlement par chèque à l'ordre de "l'Insolent" correspondance : 39 rue du Cherche Midi 75006 Paris.
Vous pouvez entendre l'enregistrement de cette chronique sur le site de Lumière 101
Une émission lui a été consacrée sur France-Culture:
http://www.franceculture.com/emission-une-vie-une-oeuvre-maria-yudina-la-pianiste-de-staline-1899-1970-2010-10-24.html
Petite réponse :
Merci de l'info. Empressons-nous de pot-de-caster. Mais quelle ironie dans le titre : "la pianiste de Staline"...
Rédigé par : David Davidsky | dimanche 24 oct 2010 à 17:43