La cour de Karlsruhe a jugé, le 30 juin, le traité de Lisbonne conforme à la Loi fondamentale adoptée en 1949 par la république fédérale. De la sorte, elle a relancé sérieusement le développement des institutions européennes. L'instance constitutionnelle allemande a cependant constaté un certain nombre d'insuffisances de la construction bruxelloise.
Deux points essentiels rendent stérile l'idée de copier purement et simplement les expériences constituantes du passé.
La première observation porte sur le "déficit structurel de démocratie" dont souffre encore le dispositif. Une pression subtile ayant fait en sorte que l'élargissement accéléré de l'Union précédât sa consolidation politique, nous nous trouvons encore dans une situation où les deux chambres de chaque parlement national doivent "garantir l'efficacité du droit de vote des citoyens allemands". Ceci confère d'ailleurs un certain poids au Bundesrat, c'est-à-dire aux 16 Länder de l'État fédéral.
Il ne faudrait pas en déduire que l'arrêt juge l'Union "antidémocratique". Au contraire celle-ci "satisfait à des principes fondateurs démocratiques" (1). Les attendus constatent simplement qu'en l'état, on ne saurait fonder la légitimité de l'assemblée de Strasbourg sur l'hypothèse qu'elle représenterait "le" peuple européen. Toute la difficulté du projet Giscard rejeté en 2005 résultait, au bout, du compte de cette carence. Elle conférait un caractère fictif à son échafaudage littéralement synarchiste. Le suffrage des citoyens paraissait y perdre toute signification au profit des élites gouvernantes.
En vérité, un espace où l'opinion ne se voit pas structurée autour de larges débats publics ne saurait être tenu pour un "démos". Au centre d'un tel territoire et d'une telle communauté se situe nécessairement, pour qu'on puisse parler de "démo-cratie", une place publique, une "agora".
Là réside le défi lancé désormais aux 27 États-Membres. Chacun mesure le faible poids de leur lambeau d'une souveraineté d'autant plus formelle qu'elle a renoncé à son fondement identitaire. Et ceci se vérifie tout particulièrement en France. Les traditions politiques héritées du jacobinisme et du bonapartisme se conjuguent avec une très forte renonciation à la valeur même de la nationalité. (2)
En 1979, il fallait sans doute éviter de décider d'élire au suffrage universel une assemblée, qui ne faisait que couronner et fédérer l'action des parlements nationaux, et dont on ne définissait toujours pas les pouvoirs futurs (3).
Or donc, ce 14 juillet 2009, s'ouvre une mandature décisive pour l'Histoire des institutions européennes. Notons qu'en 5 ans, de 2004 à 2009, l'assemblée strasbourgeoise était déjà passée d'un taux d'acceptation des Directives bruxelloises de 99 % à 71 %. Cela a tenu à une alliance entre le PPE et les socialistes. On a pu juger un tel condominium légèrement contraire au vote de juin 2004. Les électeurs européens avaient déjà marqué, à l'époque, leur préférence pour le centre droit. Mais les conservateurs du PPE sous la conduite de Hans-Gert Pöttering ont préféré un consensus de législature à un affrontement permanent avec la sociale démocratie. Ils ont reproduit en quelque sorte la "grande coalition" au pouvoir en Allemagne. Disposant ainsi de 288 + 217 = 505 sièges sur 785, les deux groupes auraient pu, arithmétiquement, faire de l'assemblée une chambre d'enregistrement. Les choses se sont révélées un peu différentes. Car, en contrepartie de cet arrangement, les textes bruxellois jugés un peu trop "réformateurs" et favorables au marché, ont pu être revus, refusés ou corrigés par une manière de censure politiquement correcte.
Une consolidation du pouvoir parlementaire est prévue par le texte de Lisbonne. Or, avant même sa ratification, les eurodéputés vont en anticiper les avancées. Et pour commencer ils font planer une incertitude quant à la reconduction de José Manuel Barroso. On avait annoncé cette remise en cause dès la campagne électorale. Une manœuvre habile du petit groupe écologiste composé principalement des Grünen allemands et des Verts français, sous la conduite du charmeur de serpents Cohn-Bendit, consistera dans les semaines et les mois à venir à mettre au pied du mur les socialistes, en perte de vitesse dans tout le continent : "vont-ils ou non continuer à s'associer, comme par le passé, aux conservateurs du PPE ?"
Au bout du compte, en effet, l'assemblée européenne reflète la composition du corps électoral européen. La France ne fait exception que par son régime plébiscitaire de type sud américain, par son mode scrutin binaire, son obsession du pouvoir présidentiel et de sa personnalisation. Mais, si on y regarde le prisme des résultats du 7 juin, en pourcentages de voix, il n'existe pas de majorité sans les électeurs [actuels] du Modem. Son président pourrait être considéré comme le véritable arbitre de la situation. Au contraire, tous les gros médiats (4) l'ont présenté comme le grand vaincu. Au sein du parlement européen en tout cas le groupe jaune-orange "ALDE" [auquel se rattache le Modem] occupe la place centrale, d'autant moins contournable que l'on voit mal une alliance possible avec les élus qualifiés de "populistes" [horresco referens !], auxquels le groupe "populaire" ne saurait accepter de se voir confondu. Les chiffres provisoires (5) ne laissent aucun doute . Il existe en Europe trois majorités possibles :
- ou bien les conservateurs PPE + ECR et le groupe ALDE,
- ou encore une variante, "jamaïcaine" vert-jaune-noire, les écologistes remplaçant les tories,
- ou enfin ce même groupe démocrate-libéral allié aux Verts et aux socialistes, ces derniers ayant rompu avec l'extrême gauche et ayant répudié le marxisme. On remarque dès lors que cette alliance se trouve bloquée à l'échelon national français par la ligne de Mme Aubry, maire de Lille, qui la pratique cependant dans sa municipalité.
Au plan, plus durable, des institutions européennes, on doit bien comprendre que la force d'une assemblée repose sur la pluralité des majorités possibles. Le Congrès des États-Unis par exemple, en dépit d'une constitution théoriquement "présidentielle", exerce son autorité tout simplement du fait que les votes bloqués y forment plutôt l'exception. En règle générale les deux chambres de Washington se composent de 465 électrons libres.
La tactique des verts et des démocrates-libéraux à Strasbourg aboutira non seulement à mettre la reconduction de Barroso en difficulté malgré l'unanimité obtenue le 18 juin et affichée le 9 juillet par les 27 Chefs d'États et de gouvernements en sa faveur. Elle devrait conduire également à poser des jalons pour l'avenir, à remettre en cause les équilibres du passé, et certaines idées reçues à propos de "qui décide en dernier ressort".
On ne pourra plus se passer de l'avis du parlement. Et la première passe d'armes préludera l'évolution politique possible du Continent.
Voilà qui devrait amener à reconsidérer d'ailleurs les doctrines les plus officielles et les plus péremptoires en matière de constitution. Sous cette appellation, en France, nous entendons en général la disposition d'un texte écrit, plus ou moins inamovible, réglant à l'avance les rapports entre différentes instances. Depuis Montesquieu aussi, immuablement, nous nous croyons fondés à distinguer formellement les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Pourtant, désormais, le gouvernement de l'État, semble plus voué à confectionner de nouveaux textes, appelés "réformes", qu'à appliquer les normes juridiques antérieures. Nous avons aussi assisté, depuis les années 1920, à un déclin des assemblées représentatives qui font souvent office de chambres d'enregistrement, l'épicentre du pouvoir étant transféré au ministère des Finances. Notre tradition bonapartiste s'aggrave par ailleurs. Réduits à un rôle d'assistante sociale, les députés hexagonaux ont perdu toute crédibilité. Cela s'est traduit par un transfert de la fonction tribunicienne vers les médiats audiovisuels.
Dans cet esprit, on se méprend souvent, et on trompe l'opinion, sur le rôle de la Commission européenne. Essentiellement conçue pour impulser la rédaction de projets de directives supposées créer le "grand marché européen", et pour recadrer certains manquements des États-Membres, on la tient trop souvent pour une sorte de gouvernement alors qu'elle n'en possède actuellement aucune des prérogatives. Le Super-État n'existe que dans les cauchemars des "souverainistes" et autres "eurosceptiques", qui rejoignent les rêves utopiques des intégrationnistes à marche forcée. Disposant d'un budget relativement modeste (6), d'un nombre de fonctionnaires heureusement très restreint, son pouvoir reste limité en raison même de son absence de légitimité populaire et de visibilité.
Ces deux caractéristiques ne semblent guère, en l'état, ne pouvoir se développer qu'au profit et au sein d'un parlement. Celui-ci prendrait alors son essor, au gré de la remise en cause de certaines orientations bureaucratiques.
À défaut de faire avancer l'Europe à partir de Bruxelles, et sans nécessairement la dresser "contre" le siège de la Commission, le parlement de Strasbourg pourrait bien s'imposer comme un lieu central dès lors qu'il formaliserait aussi la conclusion des vrais débats, ouvrant la voie aux vraies décisions.
Apostilles
- cf. § 278 de l'arrêt : "Die Europäische Union entspricht demokratischen Grundsätzen".
- Aux dires de Bonaparte lui-même, "les Français n'ont pas de nationalité". [Cité par Littré dans le très révélateur article "nationalité" de son Dictionnaire de 1877.] Cette affirmation insensée préfigurait en un sens l'aberration dans laquelle patauge l'actuelle décadence républicaine. Nos officiels mêlent, dans les tribunes des jeux du cirque sportifs, l'exaltation du plus éhonté des chauvinismes de masses, aux plus échevelées des professions de foi "antiracistes".
- À cette époque, l'Europe ne comptait encore que 9 Membres, on pouvait déjà la mettre en garde. Je renvoie au livre fort documenté de Jacques Bordiot intitulé : "Le Parlement européen", sous-titre – une utopie – une imposture un danger qui reprend l'ensemble des réserves que l'on pouvait légitimement exprimer. L'habileté du système consista à laisser siéger à Strasbourg ses plus tonitruants et talentueux adversaires, instituant une rente politique, fort bien rémunérée, au profit du concept de "souverainisme". Très logiquement aujourd'hui, depuis le 7 juin, M. Philippe de Villiers y fait désormais figure de dernier des Mohicans. On se demande donc, avec toute l'estime qu'il mérite combien de temps encore, comme son prédécesseur du XVIIIe siècle, il attendra les mêmes alliés.
- Nous nous inscrivions légèrement en faux contre cette analyse dès le lendemain du scrutin. Dans les jours qui ont suivi quelques journalistes allant de Minute à Edwy Plenel ont contredit les affirmations péremptoires du "Monde".
- Ces chiffres évolueront en fonction de la composition "définitive" des groupes. Au 8 juin au matin le site de l'Union européenne donnait, sur 736 députés, 265 au "PPE" (36 % des voix), 35 au groupe "ECR" des "conservateurs et réformistes européens" (7,5 % des voix) 80 aux "démocrates et libéraux pour l'Europe" de ALDE (11.4 % des voix), 55 aux verts (7,5 % des voix), 184 aux socialistes (25 % des voix). Les hors-majorité se répartissent en extrême gauche et communistes 4,8 % des voix (35 élus) groupe Europe de la liberté 4,1 % (30 eurodéputés dont Philippe de Villiers, la Ligue Nord, le "Laos" grec) et non-inscrits 3,8 % pour 28 élus (dont les 3 Français du FN). À partir de juillet 2009, tout groupe politique devra être constitué de députés d'au moins 7 États membres, le nombre minimum de députés nécessaires pour constituer un groupe politique est fixé à 25. Les tories britanniques après leur retrait du PPE ont formé le groupe "ECR" (leurs 26 eurodéputés + les 15 Polonais du parti des Kaczynski + les 9 Tchèques d'ODS, + 1 Belge, + 1 Letton, + 1 Lituanien, + 1 Néerlandais + 1 Hongrois = un assemblage européen comme un autre, mais qui n'exercera guère d'influence).
- Ce budget représente moins de 2 % du PIB, et il est accaparé pour moitié par une "politique agricole", imposée par le gaullisme en 1962 et maintenue coûte que coûte par la technocratie parisienne. Défendue pied à pied par nos gouvernants hexagonaux elle a entraîné la désertification des campagnes françaises, "mais cela est une autre histoire".
JG Malliarakis
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Un "Cahier de l'Insolent" consacré à "La Question Turque" paraîtra le 15 septembre. Il formera un petit livre de 128 pages et coûtera 10 euros à l'unité. Conçu comme un outil argumentaire, contenant une documentation, des informations et des réflexions largement inédites en France, vous pouvez le commander à l'avance, au prix franco de port de 8 euros (valable jusqu'au 31 août expédition le 15 septembre) pour un exemplaire, 35 euros pour la diffusion de 5 exemplaires. Règlement par chèque à l'ordre de "l'Insolent" correspondance : 39 rue du Cherche Midi 75006 Paris.
Vous pouvez entendre l'enregistrement de cette chronique sur le site de Lumière 101
Merci pour cette analyse intéressante !
Rédigé par : Philippe B | samedi 01 août 2009 à 20:06