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Évitons ici les amalgames douteux. Ne rapprochons pas les considérations musclées du pouvoir actuel sur la nécessité de rétablir les comptes de la sécurité sociale pour 2011, avec ceux d'un délicat opposant comme Michel Rocard.
Je voudrais simplement évoquer un propos qu'il tient, qu'il revendique et qu'il réaffirme au sujet de l'identité de l'Europe. On l'a réentendu répéter son discours sur Radio France le 16 septembre lors de son intéressant débat sur l'identité européenne, avec M. Eli Barnavi. (1)
L'ancien Premier ministre de François Mitterrand déclarait donc définir l'Europe sur la base de "la démocratie et la sécurité sociale". Il employait même le verbe "être", sans la moindre nuance, ni aucune précision, ni complément de temps : l'Europe "c'est" : [– soit probablement de toute éternité, un peu comme Dieu parlant à Moïse sur le mont Sinaï] "la démocratie et la sécurité sociale".
Commençons donc par la démocratie.
On la considère comme le pire des régimes, excepté tous les autres. À noter que Winston Churchill créa cette formule à propos du parlementarisme. Je me rallie volontiers à un tel point de vue.
Mais j'observe aussi, précisément, que l'Europe a expérimenté beaucoup d'autres formes de gouvernement, pendant de très longs siècles.
Si, pour étaler des références classiques, on se plaît à situer à Athènes, entre 510 et 508, la naissance du modèle, il faut reconnaître, d'abord, l'étroitesse territoriale et quantitative de ce "demos" et la brièveté de cette expérience rapportée à la longue Histoire du continent et de la famille de peuples qui l'habite. À l'époque où Aristote décrit cette fameuse "Constitution" (2), il aurait examiné 158 régimes différents. Mesurons aussi sa courte durée. En admettant même qu'elle ait survécu formellement à la guerre du Péloponnèse, en faisant l'impasse sur l'espèce de régime des colonels qui condamna Socrate en 399 avant Jésus-Christ, on peut considérer que la forme grecque de la démocratie a disparu avec Philippe de Macédoine, un demi-siècle plus tard. Étrangement d'ailleurs le pouvoir monarchiste et sacral d'Alexandre, puis de ses diadoques, a correspondu pendant plusieurs siècles à la plus grande extension de l'hellénisme, de sa langue, de sa philosophie, de son art, de ses sciences (3), dans l'Histoire, dont les traces ont demeuré jusqu'à la révolution égyptienne de 1952. Il ne s'agissait d'ailleurs plus de l'aire géographique où semblent se mouvoir les courtes connaissances de M. Rocard.
Celle-ci, l'Europe de l'ouest, fille de l'Empire romain, puis de sa restauration en occident avec Charlemagne (800) et surtout Othon le Grand (962) s'entête pendant des siècles dans des formes de pouvoir que nos institutions politiquement correctes en iraient jusqu'à juger, si je comprends bien, qu'elles n'appartiennent pas à notre identité commune. De Jules César à la Sainte-Alliance (4) l'interminable parenthèse non-démocratique nous ferait donc presque douter de notre civilisation.
Faut-il tenir pour conforme au régime assigné, de manière si exclusive, à l'identité européenne la Grande Charte des barons anglais de 1214 ? La Synarchie vénitienne ? La Bulle d'or livrant à partir du XIVe siècle la couronne impériale au suffrage d'un collège électoral de 7 princes dont 3 évêques ? La Papauté ?
M. Fukuyama, en tant que citoyen américain d'origine japonaise, semble alors un auteur de référence tout à fait impartial, dans l'esprit de l'Europe rocardienne. Or, si j'en crois son fameux livre sur la fin de l'Histoire, il n'existait en 1793 que 3 démocraties dans le monde : la Suisse, l'Amérique des 13 colonies et la France révolutionnaire. Mince tableau, dont on remarque que ni la Sérénissime, ni sa sœur ennemie génoise, ni les Provinces-Unies, ni non plus l'Angleterre ne semblent encore y attirer l'attention de l'illustre universitaire états-unien.
Car, dira-t-on, le régime britannique se forgea comme parlementaire avant de devenir vraiment "démocratique".
Excellent débat : la démocratie cela commence, à mon avis, par un parlement, si petit soit-il, si étroite que s'en comptabilise la base électorale.
Si nous souhaitons une France plus libre, nous devons donc désirer que les assemblées parlementaires y jouent un rôle plus grand.
Voila un point à propos duquel je m'écarte sans doute de l'énarque Rocard, lequel s'étonne significativement de la part de mépris où le tiennent ses collègues anglais siégeant à Strasbourg.
Enfin voilà, en très gros : l'Europe si peu démocratique dans l'Histoire, l'Europe baroque adonnée à la monarchie absolue, l'Europe médiévale quadrillée par l'ordre féodal, l'Europe renaissante à la recherche du Prince unificateur, l'Europe des Lumières adhérant au despotisme éclairé, Voltaire lui-même professant "j'aime mieux être dévoré par un beau lion que par deux cents rats de mon espèce", l'Europe romantique en quête de traditions antérieures aux crimes de la Révolution et de l'Empire, autant de versions frelatées : on ne saurait donc dès lors parler vraiment d'Europe "authentique", au sens rocardien, qu'avec l'arrivée de Jacques Delors.
Certes, observera-t-on, la légitimité populaire des institutions de Bruxelles, du parlement de Strasbourg, des traités de Maastricht, d'Amsterdam et de Nice connaît actuellement certaines remises en cause. Nos amis Anglais osaient même voir en Delors hier, en Pascal Lamy aujourd'hui, les prototypes de ce qu'ils osent appeler des politiciens français non-élus.
Mais l'absurdité culmine bien au-delà de la longue carrière technocratique de M. Delors. Elle s'épanouit autour du deuxième pilier de la conception rocardienne : la "sécurité sociale".
Écartons de notre analyse le "Social security act" de Rossevelt en 1935 ou l'Instituto Mexicano de Seguro Social créé, au sud du Rio Grande, par l'article 123 de la constitution de 1917.
Une seule chose se retrouve en effet dans la plupart des régimes sociaux européens : ils ont presque tous été créés par des régimes politiques autoritaires et selon des procédures où la démocratie n'entrait pour rien. Dans l'Allemagne impériale, certes, Bismarck collabore avec un Reichstag élu, quand il instaure son socialisme d'Etat. En Italie, c'est en 1933 que l'Istituto Nazionale della Previdenza Sociale voit le jour en tant qu'entreprise publique, par une décision de Benito Mussolini. Plusieurs autres gouvernements l'imiteront, par exemple la Grèce du général Ioannis Metaxas en créant l'IKA. La charte du Travail de 1941, sous le gouvernement Darlan, s'inspire du même modèle quand elle invente ce que nous appelons "retraite par répartition", et les ordonnances de 1945, qu'aucun parlement n'a jamais ni discutées ni votées, demeurent dans la même ligne. Toutes ces institutions ont conservé leurs sigles et relèvent encore de directions purement bureaucratiques. On peut même dire qu'après diverses velléités de libéralisation, les pouvoirs de contrainte de l'administration des Finances se sont renforcés. On ne vote plus à la sécurité sociale française depuis un quart de siècle.
Les dictatures citées plus haut se sont toutes prévalu, dans leur propagande, d'une "sécurité sociale épatante" : l'expression faisait florès par exemple dans la bouche d'un de leurs thuriféraires, le Belge Léon Degrelle, chef de Rex. On ne savait pas, jusqu'ici, qu'au nombre de leurs admirateurs secrets figurait M. Rocard.
Certes, le cas du National Health Service britannique institué formellement par les travaillistes après leur victoire électorale de 1945 peut sembler d'essence différente. Toutefois d'intéressantes précisions historiques ont été apportées par M. Julien Dray à la Tribune de l'Assemblée nationale. Profitant des débats interminables autour du plan Juppé de 1995 le jeune et brillant député de l'Essonne, alors proche des milieux trotskistes, où il assura sa formation souligna un trait peu connu de cette institution : au lendemain de l'agression allemande contre l'URSS, Winston Churchill voulut parfaire l'union nationale, et, selon Julien Dray, intérioriser au plan social, l'alliance circonstancielle anglo-soviétique. Telle demeure, aujourd'hui encore à moitié communiste, largement irréformable depuis l'arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher en 1979, cette désastreuse institution d'une médecine d'Etat. M. Rocard, s'est personnellement impliqué dans le sauvetage du système dit de Retraite par répartition, mettant en place la redoutable CSG, maintenue et aggravée par Balladur en 1993, et par tous ses continuateurs.
Il faut noter enfin l'habileté d'Eli Barnavi, le 16 septembre : il sut contourner l'absurdité du propos péremptoire de son contradicteur sur l'Europe, la démocratie et la sécu, le laissant se contredire lui-même sur la Turquie. Car, bien évidemment, cette définition de l'Europe se révèle incompatible avec cette candidature dont M. Rocard se veut le défenseur..
JG Malliarakis
Notes
- cf. l'Insolent du 18 septembre
- La Constitution d'Athènes atét traduit aux Belles Lettres. Ce texte a été retrouvé en 1879 sur un papyrus égyptien.
- Eratosthène (-276 /-194) qui mesure la circonférence de la terre ou Claude Ptolémée (90-168), étaient l'un et l'autre des "Egyptiotes" [grecs] d'Alexandrie, etc.
- Rappelons que l'acte final du congrès de Vienne, dont les conséquences s imposèrent pratiquement jusqu'aux révolutions de 1848 balaya le concept de la légitimité démocratique en Europe
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