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En 1793, paraissait à Londres et Bruxelles sous la signature de Jacques Mallet du Pan, une livre aujourd'hui oublié mais qui fit alors grand bruit.
Éminent journaliste, témoin des événements, l'auteur, pouvait faire le dramatique constat suivant :
Lorsque des barbares venus du Nord renversèrent l’Empire romain dans l’Occident, lorsque d’autres barbares vomis par l’Asie plantèrent l’Oriflamme de Mahomet sur les murs de Constantinople, le moment était arrivé où la terre devait appartenir au plus féroce.
Dans le tableau de cette mémorable subversion, on découvre l’image de celle dont l’Europe est menacée.
Les Huns et les Hérules, les Vandales et les Goths, ne viendront ni du Nord ni de la Mer Noire, ils sont au milieu de nous.
Ces barbares de l'intérieur, appelés jacobins dans la France de cette fin du XVIIIe siècle, – et leurs descendants directs au XXe siècle s'appelleront bolcheviks, — s'appuyaient sur des forces, qu'avec le temps, une partie des Français, comme plus tard une partie des Russes, confondront avec leur patrie, avec la « grande nation », allégrement assimilée à l'idéologie révolutionnaire.
Le titre du livre : « Considérations sur la nature de la révolution française et sur les causes qui en prolongent la durée », fit florès. En 1796, publiant à son tour ses propres « Considérations sur la France » Joseph de Maistre demandera à Mallet du Pan de la préfacer.
En exergue de l'édition originale figurait, choisi par notre auteur, un extrait latin de Salluste dont voici la traduction :
Ils sont si peu conscients des commandements du Bien, que l'impunité assurée à leurs crimes passés ne leur suffira pas, tant qu'on ne leur ôtera pas pour l'avenir la capacité de faire le Mal.
Vous demeurerez donc toujours sous l'emprise de la menace, jusqu'à ce que vous compreniez qu'il vous faudra ou bien être esclaves, ou bien user de la force pour garder votre liberté.
Quel espoir pouvez vous avoir dans leur bonne foi ou dans un accord avec eux ?
Ils veulent être les maîtres, et vous voulez, vous, être libres.
Ils veulent pratiquer l'injustice, et vous, l'empêcher.
Ils traitent nos alliés en ennemis, nos ennemis, en alliés. Avec des sentiments si contraires, peut-il y avoir paix et amitié ? Voilà pourquoi je vous engage, je vous invite à ne pas laisser un si grand crime impuni
Le crime c'est alors dans l'esprit d'une partie au moins de la conscience européenne la mort du Roi, le 21 janvier.
Mais l'avertissement s'applique évidemment à divers phénomènes historiques de subversion en général et, en particulier, au bolchevisme comme au jacobinisme.
Or, si l'on considère que les conclusions de Jacques Mallet du Pan (1749-1800), tirées des événements de France furent formulées, en direction de l'Europe, dès 1793 on ne peut qu'être frappé de leur caractère prophétique.
Les plus décidés croyaient à une épreuve de force essentiellement militaire. Et de la sorte ils puisaient volontiers leurs arguments dans l'excellent livre d'Edmond Burke publié dès 1790 en Angleterre sous le titre de « Réflexions sur la révolution en France ». Son auteur, né à Dublin en 1729, avait déployé, jusque-là, une activité politique qu'on situerait plutôt à gauche. Depuis un quart de siècle plus tôt, collaborateur et ami de Lord Rockingham (1730-1782, Premier ministre en 1765), il avait entrepris dans son sillage de réorganiser le vieux parti whig. En particulier aussi bien Rockingham, comme ministre et homme politique, que Burke, comme écrivain et journaliste à la tête de l'Annual Register, s'étaient élevés contre les taxations imposées aux colons anglais d'Amérique et d'une manière générale contre les abus et passe-droits des fonctionnaires royaux. Dès la première crise mentale du malheureux roi Georges III, il avait pris parti pour une régence du Prince de Galles.
Mais Burke faisait partie de ces libéraux anglais dont la préoccupation fondamentale a toujours consisté à s'arracher à l'esprit de système. À ce titre, il se montrera parfaitement conscient des conséquences du nouvel esprit de système, prévisibles et observables dès les premiers évènements de France. Hélas, pour ces excellentes raisons il va cependant prendre fait et cause pour les plus irréductibles, et en même temps les plus improductifs, des contre-révolutionnaires français. Ceux-ci avaient émigré immédiatement ; À leurs côtés il va soutenir une opposition sans nuance à tout ce qui viendra d'Outre Manche.
Le parcours de Mallet du Pan, non sans certaines similitudes de pensée avec Edmund Burke à l'origine, aboutira à une forme de critique et à des propositions d'un autre ordre.
La première différence tenait au fait que Mallet, installé en France jusqu'en 1792, avait pu rencontrer et jauger tous les protagonistes du drame qui s'y déroulait.
La seconde voit notre observateur s'attacher à périodiser les diverses phases, vécues par lui, du processus révolutionnaire.
On doit souligner l'importance du sous-titre : "les causes qui prolongent la durée" de la révolution jacobine.
Lorsque paraît ce petit livre lumineux le processus de transformation radicale de la société française faisait déjà des ravages dans l'ensemble du continent.
La république « née à Valmy » a déclaré la guerre aux puissances, aux tyrans et « non aux peuples ». Cette dernière précision se voulait pacifiste. Elle se révélera aggravante.
Voici que Mallet du Pan écrit à ce sujet :
Ce serait donc une méprise funeste de considérer le différent actuel comme une guerre ordinaire de puissance à puissance, de compter exclusivement sur l’efficacité de la meilleure armée, d’opposer de vieilles règles à des conjonctures inouïes, de combattre par des mesures de routine des hommes qui ont passé tous les procédés connus, et de s’enfermer, pour y périr, dans un cercle de moyens dont une épreuve, dangereuse à prolonger, a déjà manifesté l’insuffisance.
En cela, notre auteur préfigure toutes les analyses ultérieures sur la guerre politique du XXe siècle.
Sans doute, par conséquent, Burke fit-il preuve de lucidité quant à la puissance jacobine. Mais on y reste sur sa faim dès lors qu'on recherche chez lui un remède précis, utile à l'Europe menacée. Il faudra, au bout du compte, 25 ans et plusieurs guerres de coalition, pour aboutir à Waterloo. Et après 1815, quelque temps de repos, la nostalgie napoléonienne et républicaine reprit son essor, confirmant le diagnostic de Mallet du Pan sur « les causes qui en prolongent la durée ».
Où se situe le débat ?
D'abord, notre auteur souligna que l'entreprise jacobine débouche nécessairement sur la dictature et le militarisme.
Mallet du Pan, écrira plus tard fort justement Sainte-Beuve, doit être placé en premier rang des observateurs et des juges les plus éclairés. Il a pour lui la raison mâle et cette énergie d'intelligence que donne la réflexion, la liberté et la conviction.
Cette force fait précisément de lui un adversaire redouté de la Révolution.
À ce titre, lorsqu'en 1798, les armées du Directoire envahissent la confédération helvétique, les jacobins lui rendent paradoxalement hommage. Une clause explicite du Traité de réunion ostracise ainsi ce citoyen de Genève qui se réfugiera en Angleterre. Aujourd'hui la punition est devenue plus terrible encore puisqu'on l'a jeté dans les ténèbres de l'oubli.
Observons que les petits esprits de l'Émigration, plus aristocrates que monarchistes, n'auront pas peu contribué à effacer sa mémoire. Les diverses coteries survivantes de l'Ancien Régime, autour d'un Calonne ou d'un Brienne, l'un et l'autre rivaux du reste, les caricatures de l'absolutisme et des privilèges, ne veulent pas de ceux qu'on nomme avec mépris les « monarchiens », d'un surnom forgé par Marat.
À très juste titre pourtant, Mallet du Pan parle au nom du camp royaliste et antirévolutionnaire dans sa globalité.
Plus d’une fois j’ai été leur organe, et ils ne m’ont jamais désavoué. Quoiqu’étranger et républicain, j’ai acquis au prix de quatre ans écoulés sans que je fusse assuré en me couchant de me réveiller libre ou vivant le lendemain, au prix de trois décrets de prise de corps, de cent et quinze dénonciations, de deux scellés, de quatre assauts civiques dans ma maison, et de la confiscation de toutes mes propriétés en France, j’ai acquis, dis-je, les droits d’un royaliste, et comme à ce titre il ne me reste plus à gagner que la guillotine, je pense que personne ne sera tenté de me le disputer.
Comment ne pas noter là une pointe d'humour et de légère amertume dans cette assertion ? Pourtant lorsque paraît le livre en 1793, l'auteur n'a encore rien vu des avanies que lui feront subir les sectaires absolutistes tout au long des 7 années qui lui resteront à vivre.
Tandis que les déclamateurs phrasent sur la chute des arts et de l’industrie, peu de gens observent que par sa nature destructrice la révolution amène nécessairement la République militaire.
Le roi Louis XVI, si mal servi par ailleurs par tant d'autres partisans et proches ne s'y trompera pas en mai en 1792 en cherchant à lui confier la tâche de faire adopter par les cours d'Autriche et de Prusse un manifeste modéré.
Sa mission : obtenir une déclaration d'allure pacifique. Les alliés s'engageaient à respecter le territoire français, à guerroyer contre les seuls jacobins, à tenir pour responsables ces corps administratifs et les municipalités de tout attentat commis contre la famille royale et les citoyens paisibles. Enfin (et une fois de plus Louis XVI révélait ses hautes qualités) il importait qu'on se gardât d'employer les émigrés : surtout pas de guerre des rois contre les peuple.
Comme le souligne Jean-François Chiappe auteur de ces lignes dans l'Histoire de la Presse française, publiée à Lausanne en 1965 par René de Livois, l'Europe n'entendra le message que 22 ans plus tard.
Entre-temps, chacun connaît ce qu'il advint. On ne voulut pas alors écouter Mallet du Pan, porte-parole des véritables intentions du roi de France. On substituera à ses intelligentes dispositions celles du fameux document provocateur connu sous le nom de "manifeste de Brunswick". Connu à Paris le 28 juillet 1792, ce dernier texte servira de cause directe indiscutable à la tragédie du Dix-Août, puis à la proclamation de la République et à la déclaration de la guerre.
Le clan provocateur, – ces adeptes de la « politique du pire », ceux qui d'ailleurs n'ont jamais varié, sinon en dégénérescence, dans leurs ineptes tours d'ivoire versaillaises – porte par son aveuglement une part accablante de responsabilités.
Dans l'exil, les incompréhensions s'aggravent.
À partir de janvier 1794, Mallet du Pan, alors installé à Bâle d'où il continue à recevoir toutes sortes d'informations de première main sur la situation politique française, adresse environ deux fois par semaine des correspondances à la cour de Vienne. Généralement inexploitée, cette source se révèle aujourd'hui encore d'un prodigieux intérêt. Mais le « parti émigré », de Coblence à Londres, ne désarme pas de sottise. Lorsqu'en 1795, le comte de Provence devient officiellement Louis XVIII paraît, au nom de ce Prince, un manifeste aussi malencontreux que celui de juillet 1792 qui avait entraîné la perte du roi, par la faute de la droite aveugle. L'opinion de Mallet du Pan s'exprime sans nuance : il le trouvera pratiquement criminel.
Pendant les 5 ans qui lui resteront à vivre, cependant qu'à Paris montera progressivement l'étoile de Bonaparte (toujours la « république militaire »), notre observateur persiste à pointer l'inanité de la droite
De quelque côté qu’on tournât ses regards, écrit Mallet du Pan, on ne trouvait que des craintes sans énergies, des idées sans volonté, des écueils pris pour des ressources, et des dissertations qui disputaient le terrain à d’infatigables agitateurs.
Sa description nous semble avoir traversé les deux siècles nous séparant de l'affreuse période révolutionnaire.
La réunion tant de fois proposée des propriétaires n’offrait pas plus d’espérance, poursuit-il. Cette masse inerte et bornée de capitalistes, de banquiers, de rentiers insouciants ; le commerce, les fabricants, les citadins possesseurs de biens-fonds, les trafiquants des domaines du clergé, n’avaient vu dans la Révolution qu’une spéculation de fortune et de vanité. Ravis de l’abolition des titres, ils raisonnaient comme cet imbécile qui, tombant du haut d’un clocher et se trouvant fort mollement en l’air, s’écriait : Bon, pourvu que cela dure.
En somme notre auteur se détache de toute idée d'en appeler prioritairement aux intérêts, aux forces économiques, et il observe au contraire la puissance de l'opinion publique.
Sur un tel terrain, la droite française est demeurée durablement infirme. Et il sortirait des limites de notre épure d'en dresser la continuation historique. Elle se bornera à se complaire à la considération du petit nombre des « faiseurs de journées » à Paris, après le Dix-Août et le triomphe passager de la Gironde. Ils n'auraient pas excédé les 7 000 personnes. Physiquement : oui. Mais, d'une part, cette avant-garde se trouve elle-même relayée par d'importantes réserves disposant des forces de sentiments. Et tout ce que, d'autre part, les royalistes pourraient opposer aux sans-culottes reste divisé, désarmé, privé de chefs. Sous le Directoire, ils relèveront la tête par moment dans Paris même, déserté pendant la Terreur, revivant après Thermidor.
À tout prendre, on comprend pourquoi une partie des amis de Mallet, les monarchiens, Lally-Tollendal, Pierre-Victor Malouet et même Jean-Joseph Mounier se rallieront, faute de mieux, au Consulat. Notre Genevois ne l'aurait sans doute pas fait s'il avait vécu au-delà de mai 1800 où il mourut, à Londres, atteint de phtisie.
Il gardait en vue en effet, à la fois le salut et le bonheur de cette France heureuse des dernières années de l'Ancien Régime, qui l'avait accueilli en 1782 et dont il avait défendu le roi, mais aussi l'intérêt général de l'Europe.
Dans les Considérations de Mallet du Pan, on retrouvera donc l'examen des ressorts par lesquels l'hystérie intrinsèque du système révolutionnaire va lui permettre de perdurer.
Que tout le parti des adversaires aveugles se soit complu dans la recherche de solutions purement militaires baptisées « contre-révolutionnaires » explique évidemment leur échec. L'époque romantique en exaltera la courageuse impasse, car les ultras préfèrent les émouvants paysans bretons ou vendéens à ces citoyens, non moins héroïques, de grandes villes comme Lyon, Bordeaux, Marseille, Toulon, Nantes, toutes insurgées et aujourd'hui presque complètement oubliées par l'imagerie de la droite.
Le mérite de Burke avait été de sonner le tocsin et de rompre en cela avec ses amis whigs.
Celui de Mallet du Pan aura été de proposer, y compris jusqu'à son dernier souffle dans les colonnes de son Mercure Britannique, une recherche de solution politique. Celle-ci ne s'imposera finalement qu'après Waterloo, et pour une génération : mais les braises du jacobinisme enfouies sous la cendre du désastre, continuées par les guerres napoléoniennes, les successeurs reprendront leur course funeste avec les révolutions de 1830 et de 1848, puis l'explosion de la Commune. Metternich lui-même, maître de l'Europe pendant 30 ans, se verra à son tour chassé de Vienne.
L'Anglais Burke avait su se détacher des conséquences de l'utopie devenue sanglante. Il en dénonce l'horreur. Mallet du Pan en démonte l'horlogerie funeste. Puissions-nous aujourd'hui en conjurer le retour.
JG Malliarakis
Et pourquoi pas une petite ligne de publicité de bon goût… pour les Éditions du Trident qui ont eu elles-mêmes la bonne idée de rééditer Mallet du Pan.
Bravo pour avoir réédité
cet ouvrage.
J'espère que sa parution
au Trident sera un jour
suivie d'une réédition
de "Sociologie de la Révolution" de Jules Monnerot
(Fayard, "Les grandes études
historiques",1969).
Notre association va développer un cycle thématique sur le socialisme réél et le
phénomène révolutionnaire.
Rédigé par : Denis | mercredi 09 juil 2008 à 00:20
Ouvrage indispensable à qui veut comprendre Merci.
Promo sur le blogue Royal-Artillerie.
Rédigé par : Catoneo | mercredi 09 juil 2008 à 11:40
Cette chronique me permet de souligner que s’il est de bon ton, au sein d’une certaine « droite bien pensante » d’associer la franc-maçonnerie au Jacobinisme, quand ce n’est pas de l’avoir susciter, en sautant à pieds joints sur le livre de l’Abbé Barruel (Pour servir à l’histoire du Jacobinisme. 1797), elle se garde bien d’y amalgamer Joseph de Maistre, catholique et franc-maçon notoire, dont on lit ici qu’il partageait les analyses de Mallet du Pan. Gênant pour leur démonstration !
Petite réponse
J'ajoute, d'ailleurs, que Mallet du Pan était protestant. JGM
Rédigé par : Paul Jean Girard | jeudi 10 juil 2008 à 12:09