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Exceptionnellement aujourd'hui, la Pentecôte chrétienne, et plus encore les lectures du premier dimanche, fête de Tous les saints dans la tradition orthodoxe cette année le 22 juin, m'offrent l'occasion de parler du prophétisme.
Le christianisme à sa naissance en représente l'aboutissement. Le credo commun à tous les chrétiens nous dit du Saint-Esprit qu'il a parlé par les prophètes. La descente prodigieuse des langues de feu, accompagnée du don de la parole transmis aux disciples, en fait les continuateurs, héritiers de l'Ancien Testament.
Plus de mille ans plus tard, dans les années 1140, Suger dresse en manifeste de pierre la pensée de l'art gothique, l'opus francigenum. On peut encore aujourd'hui le contempler au fronton de la petite cathédrale de Senlis. On y admire les douze statues d'apôtres soutenues par celles des grands prophètes, comme des nains se juchant sur les épaules des géants.
Autrement dit, il n'a jamais fait de doute que la prédication chrétienne découlait de la prophétie hébraïque.
Le paradoxe de la réforme luthérienne a précisément conduit en occident à cette opposition presque radicale entre les deux versants de l'Écriture. Dans les esprits de beaucoup de Français, l'Ancien testament semblerait la chose des seuls protestants. Ainsi perdure l'idée hérétique de Marcion. Père d'une Gnose apparue dès le IIe siècle de l'ère chrétienne, il se proposait d'opérer un tri arbitraire au sein des écritures. Ceci trouve encore un écho parmi certains de nos contemporains.
Les lectures liturgiques dominicales structurent légitimement la pensée chrétienne. Mais on ne saurait soutenir que la prolongation de celles-ci n'en affine pas utilement les contours. Ainsi la lecture des Actes des apôtres, tant au jour de l'Ascension où certains pensaient encore Jésus restaurant la royauté, qu'au jour de Pentecôte où l'Église naissante reçoit le don des langues, peuvent être utilement complétés par le chapitre II du même livre des Actes. Celui-ci reproduit le discours de Pierre, véritable point de départ de la prédication chrétienne. Savamment on appelle cela en français le "kérygme apostolique". Ce doublon grec mérite qu'on s'y attarde. Comme toujours le recours, éventuellement pédant, dans la langue de Molière à des termes empruntés à celle d'Homère, en travestit le sens lui conférant une coloration abstraite. En grec un kérygme cela veut dire, dans ce contexte, un prêche. Ce premier sermon de l'histoire du christianisme, si l'on veut bien mettre à part les propres paroles du Christ lui-même, revêt donc une importance fondatrice indiscutable.
Or ce discours du porte-parole de la petite communauté naissante s'articulait essentiellement sur l'héritage du prophétisme.
Conformément à la pensée juive, qui explique l'Écriture par l'Écriture, Simon-Pierre fait recours à 3 citations principales.
I. Il évoque le Jour de Yahvé tel que le décrit le prophète Joël.
Sur cet auteur du canon hébraïque nous disposons de fort peu de renseignements. Son apocalypse ne ressemble guère au Dies Irae médiéval. Sa prophétie au contraire, si terrible soit-elle, exorcise l'angoisse de la colère de Dieu laquelle devient espérance et annonce de Temps nouveaux.
Son court livre mérite également une lecture attentive à notre époque dans la mesure où il associe les catastrophes naturelles au péché de l'homme.
Cet écrit se réfère également au prophète Abdias chez lequel il puise une certaine conception du reste d'Israël. Apparu dès le livre Isaïe (Is 10,20-21), ce thème revient sous des formes diverses dans plusieurs livres prophétiques. On peut estimer que les différents groupes et partis cités dans l'évangile, y compris le cénacle, se pensaient comme tels à l'époque du Christ. L'une des étymologies possibles du mot mystérieux de "nazoréen" pourrait le faire provenir de "nasur", les rescapés. Et en fait cette idée d'une petite minorité fidèle, survivante, héritière de la promesse, va orienter en très grande partie la propagation et le développement de la nouvelle foi.
II. Pierre se réfère aussi au psaume XVI, où David décrit la résurrection messianique : "tu ne saurais m'abandonner à l'enfer" dans sa version grecque l'Hadès, dans la version hébraïque le schéol ou la fosse.
Accessoirement le caractère prophétique du roi David se voit ici rappelé, comme celui de Moïse qualifié "le plus grand des prophètes". On s'écarte un peu de la notion trop souvent attachée par une exégèse rationaliste à la qualité de "nabi". Comme nous allons chercher à le démontrer ce n'est pas la personne qui compte le plus mais le message qu'elle véhicule, le souffle divin.
III. Face aux princes, face aux hommes, face à l'Etat, l'Esprit se manifeste où il veut.
Et la prédication de Pierre fait alors référence à l'une des plus importantes annonces de l'Ancien Testament : celle du prophète Nathan au roi David (Samuel 7). La royauté restera éternellement dans sa maison. "Il était prophète redit Pierre (Ac.2,30) et il savait que Dieu lui avait promis avec serment de faire asseoir un de ses descendants sur son trône". Cette espérance avait déjà inspiré de vains espoirs un demi-millénaire plus tôt aux partisans de Zorobabel un temps gouverneur de Jérusalem au début de l'époque perse.
On retrouve cette préoccupation dans l'évangile de Mathieu, à la fois le plus juif dans sa construction rhétorique et le plus sujet à controverse aujourd'hui encore pour les rabbins de France Culture. Le texte commence en effet par la généalogie de Joseph, englobant 3 fois 14 générations depuis Adam : 14 d'Adam à Abraham, 14 d'Abraham à l'Exil, 14 de l'Exil jusqu'au Christ et qui montre que dans la maison de Joseph, comme par sa mère Jésus descend de David.
Au total, ce discours a certainement impressionné de manière décisive ses auditeurs puisqu'il en est résulté le premier développement de l'église naissante à Jérusalem, le nom de chrétiens n'apparaissant qu'à Antioche.
Les Actes nous donnent les chiffres suivants : l'Ascension s'accomplit en présence des 12 apôtres ; quelques jours après, Pierre prend la parole devant 120 personnes ; le jour de la pentecôte on peut penser qu'il s'agit des mêmes. "Ils se trouvaient tous rassemblés" mais ce passage indique surtout le miracle de la glossolalie, du don des langues et le discours fondateur de Pierre produira un tel effet "ses paroles transpercèrent le cœur" des personnes présentes au point que 3 000 baptêmes s'en suivirent.
Faut-il en définitive opposer les livres des Prophètes à ceux de la Loi ? Certes non.
Nous avons trop souvent lu, entendu, des commentaires représentant faussement la Loi comme une sorte de Code inflexible, violent, répressif. Les interprétations erronées d'un certain augustinisme occidental valent ainsi les sottes variations sur le confucianisme cruel, celui des cinq châtiments traditionnels chinois. En effet le système conservateur de Maître Kong lui-même privilégie la vertu d'humanité, le "jen" – un père qui aime et protège son fils, un mari son épouse, un maître son disciple reçoivent en retour un amour obéissant.
Il en va de même de la Loi reçue sur le mont Sinaï.
On caricature les pharisiens si l'on image qu'idolâtres de la Loi, ils en auraient cultivé volontairement la rigueur. Leurs continuateurs n'ont cessé depuis des siècles de commenter dans divers recueils les circonstances dans lesquelles précisément elle ne s'applique jamais littéralement et la manière dont on doit l'interpréter. La prétendue loi du Talion, pour citer l'exemple le plus désinformateur, ne doit jamais fonctionner comme le wergeld vengeur et tarifé attribué aux Francs par nos manuels d'Histoire eux-mêmes jacobins se voulant, d'ailleurs, les héritiers des Gaulois (1).
Si Jésus dans l'Évangile les interpelle comme il le fait, on doit comprendre qu'il les sait, au fond d'eux-mêmes sensibles à la vraie logique du Lévitique, comme du Deutéronome, parfaitement amie de l'homme. Interprétation erronée que d'en recenser seulement les fameux 613 obligations. Le cœur du système n'en fait pas autre chose que le système du cœur : ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse, "Tu aimeras ton prochain comme toi-même" figure déjà en Lv 19,18. De même peut-on évoquer la précision et l'humanité profonde et la délicatesse des recommandations sociales commandant à l'employeur : "Le jour même, tu lui remettras son salaire avant que le soleil se couche : car il est pauvre et il attend son salaire avec anxiété" en Dt 24,15.
Or, le prophétisme entre de la sorte dans le mystère profond de la Loi parce qu'il explore la Liberté de l'homme.
Son actualité le sépare ainsi de tout l'héritage du XVIIIe siècle. Venant après le XVIIe siècle français, habité par la pestilentielle controverse janséniste sur la Grâce, la philosophie des Lumières, tenait l'homme pour un captif déterminé par ses sensations. Au contraire notre siècle et notre famille de peuples que l'on peut qualifier d'occidentaux au sens très large incluant aussi bien la Russie que le Japon, cherche les voies du libre arbitre.
Chez les Pères de l'Eglise encore c'est dans le prophétisme qu'on le retrouvera ainsi le passage des Collations de Jean Cassien, texte fondateur de la vie monastique en Gaule, explique ainsi le dilemme :
"Le travail des insensés cause leur peine, parce qu'ils ne savent pas aller dans la Cité" (Qo 10,15), ce que l'on doit comprendre comme "la Jérusalem céleste, qui est notre mère à tous." (Ga 4, 26)
Celui, au contraire, qui aura renoncé véritablement au monde, pour prendre le joug du Seigneur, et apprendre de lui à souffrir chaque jour les injures, parce qu'il est doux et humble de cœur, restera inébranlable dans toutes les tentations, "et tout ce qu'il fera tournera à bien." (Ro 8,28) "Car les paroles de Dieu, selon le Prophète, sont bonnes pour celui qui marche avec droiture." (Michée) "Les voies du Seigneur sont droites, et les justes y marchent, tandis que les pécheurs y tombent." (Os 14,10)
La grâce miséricordieuse du Sauveur nous a plus accordé, en nous faisant lutter contre les tentations, qu'en nous épargnant la nécessité de les combattre. Il est bien plus méritoire de rester toujours inébranlable, au milieu des souffrances et des peines, de supporter, sans craindre et sans douter du secours de Dieu, les attaques de tout le monde ; de se servir des persécutions des hommes, comme d'armes invincibles, pour triompher glorieusement de l'impatience, et d'acquérir, pour ainsi dire, la vertu par la faiblesse ; car, selon saint Paul, "la vertu se perfectionne dans l'infirmité."(2 Co 12,9) "Voici que je vous rends comme une colonne de fer, comme un mur d'airain sur toute la terre, pour les rois de Juda, les princes et tous les peuples du monde. Ils combattront contre vous ; mais ils ne prévaudront pas, parce que je suis avec vous pour vous délivrer, dit le Seigneur." (Jer 1,18)
Ainsi, comme Dieu nous l'a enseigné, la voie royale est douce et facile, quoiqu'elle paraisse rude et pénible. Lorsque les serviteurs pieux et fidèles se seront soumis au joug du Seigneur, lorsqu'ils auront appris de lui qu'il est doux et humble de cœur, et qu'ils auront déposé le fardeau des passions terrestres, ils trouveront, non pas la peine, mais le repos que Jésus-Christ promet à leurs âmes ; comme l'annonce le prophète Jérémie : "Tenez-vous sur les chemins et voyez ; interrogez les sentiers anciens pour savoir quelle est la bonne voie ; suivez-la, et vous trouverez le repos de vos âmes" (Jer 6,16) ; "car alors les chemins mauvais deviendront droits, et les sentiers rudes s'aplaniront" (Is 40,4) ; "ils goûteront et verront combien le Seigneur est doux." (Ps 23, 9)
Ceux qui écoutent le Christ qui crie dans l'Évangile : "Venez à moi, vous tous qui souffrez et qui êtes chargés, et je vous soulagerai," déposeront le fardeau du vice et comprendront ce qui suit : "Car mon joug est doux et mon fardeau léger." (Mt 11, 30)
Comme on le voit c'est bien dans Michée, dans Isaïe, dans Osée, dans Jérémie que se trouvent les arguments les plus décisifs de l'Évangile puis de la conception chrétienne de la vie.
Enfin le prophétisme annonce le plus grand des mystères, celui de l'espérance elle-même attachée à la marche des temps, jalonnée par ce que le christianisme considère comme l'Histoire du Salut.
Les deux sens très différents que la Bible elle-même donne au mot, nous incitent à réserver le terme même de prophète à celui qui porte l'espérance que résume et accomplit la Résurrection du Christ.
Les voyants seront confus, dit Michée (Mi 3,7) et les devins rougiront de honte ; tous, ils se couvriront la barbe, car il n'y aura plus de réponse de Dieu.
On insiste de nos jours sur les délicates, pacifiques et poétiques descriptions des temps messianiques chez Isaïe, par exemple, quand le glaive devient charrue et où le lion voisine avec la gazelle.
Mais finalement la vision chrétienne de l'Histoire ne se retrouve-t-elle pas plus sûrement encore dans ce passage du livre de Michée (Mi 7,15-20) :
Comme au jour où tu sortis du pays d'Egypte, je lui ferai voir des prodiges.
Les nations le verront, et seront confuses de toute leur puissance ; elles mettront la main sur la bouche ; leurs oreilles seront assourdies.
Elles lécheront la poussière comme le serpent ; comme les reptiles de la terre, elles sortiront avec effroi de leurs retraites ; elles viendront en tremblant vers Yahweh, notre Dieu, et elles vous craindront.
Quel Dieu est semblable à vous, qui ôtez l'Iniquité, et qui pardonnez la transgression au reste de votre héritage ? Il ne fait pas à toujours prévaloir sa colère, car il prend plaisir, lui, à faire grâce.
Il aura encore pitié de nous, il foulera encore aux pieds nos iniquités ! Vous jetterez au fond de la mer tous leurs péchés ;
vous ferez voir à Jacob votre fidélité, à Abraham la miséricorde, que vous avez jurée à nos pères, dès les jours anciens.
Tel me semble le cheminement des fondations chrétiennes.
JG Malliarakis
Notes
- L'édifiant chansonnier de la révolution française nous révèle des aperçus intéressants sur le ressentiment artificiel que les jacobins prétendaient cultiver grâce au "sang impur" dont ils abreuvaient métaphoriquement leurs sillons
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