Écoutez l'enregistrement "podcast" de cette chronique :
Je ne puis me résoudre à passer ce 24 avril sans une pensée pour mes amis Arméniens.
Je le fais au moment où la persécution, la fourberie haineuse et la violence à l'encontre des quelque 80 000 ou 100 000 chrétiens demeurant encore en Asie Mineure et à
Je le fais sans me référer certes au contexte électoral franco-français. Mais l'honnêteté impose aussi de rappeler que M. Sarkozy s'est prononcé lui-même contre l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne mais que Mme Royal reprend, au contraire, tous les poncifs ordinairement avancés au profit de cette candidature.
Officiellement l'année 2007 a été baptisée "année de l'Arménie en France". Cela doit durer jusqu'au 14 juillet. Mais on a consacré bien peu de choses à la médiatisation des quelques manifestations de ce sympathique programme.
Le traitement si particulier de la question turque au sein de l'Union européenne, et le groupe très puissants des intérêts militaires, laïcistes ou industriels franco-turcs militent activement pour freiner toute évocation sérieuse des choses qui fâchent les Turcs. Et, au nombre de celles-ci, figure l'existence même de cette journée du 24 avril dédiée au souvenir du massacre des Arméniens, officiellement entrepris sur une base numérique et méthodique jusqu'alors sans précédent par Talaat pacha et le gouvernement jeune-turc le 24 avril 1917. Quand je dis sans précèdent, démographiquement, je n'oublie certainement pas les autres formes de persécution ou de déportation commises notamment sous le long et décisif règne du "sultan rouge" Abdül Hamid II déposé par la révolution militaire de 1909. À bon droit l'Europe protesta contre les massacres perpétrés en 1894 par les milices
islamistes
"hamidiennes" recrutées parmi les populations kurdes. Mais déjà l'Europe ne fit rien de concret.
Sur un certain terrain je diverge de mes amis Arméniens, plus précisément des dirigeants de leurs organisations communautaires, et, plus encore de M. Arno Klarsfeld qui professent soit la légitimité soit même l'opportunité de ces lois qu'on appelle mémorielles. Dans un rapport à lui demandé en décembre 2005 par Nicolas Sarkozy président de l'UMP, Klarsfeld ose écrire en janvier 2006 cette phrase franchement incongrue : "l'histoire n'appartient pas aux historiens".
On peut aller fort loin, fort loin dans l'insalubre, avec de tels raisonnements.
Et d'ailleurs Klarsfeld lui-même démontre sa propre incohérence arbitraire en jugeant, à la fois, à propos de la fameuse loi de 23 février 2005, "inacceptable" la partie de l'article 4 évoquant le "rôle positif" de la colonisation, mais en prétendant modérer, on ne sait pourquoi, son propos. Il affirme ainsi "qu'il n'est pas raisonnable de passer en un demi-siècle d'un panégyrique de la colonisation à son dénigrement total", quand il évoque le traitement de cet épisode historique dans les manuels scolaires.
Où doit passer alors la frontière ? Qui la fixe donc ?
Le 13 décembre 2005 une pétition d'historiens demandait en effet dans le journal Le Monde l'abrogation d'ensemble de toute ces lois : celle du 13 juillet 1990 réprimant la remise en cause des jugements de Nuremberg, celle du 29 janvier 2001 reconnaissant le génocide arménien, celle du 10 mai 2001 qualifiant la traite et l'esclavage des Noirs de crime contre l'humanité, ainsi que celle du 23 février 2005 susceptible de réhabiliter la colonisation.
Tout en remarquant que cette protestation corporative historienne intervint seulement quand une telle forme de loi prétendit défendre l'œuvre de la France, je crois qu'il faut avoir le courage d'en approuver entièrement et globalement le principe scientifique.
Si les Turcs, – je devrais dire plus exactement si certains Turcs et leurs amis, – veulent débattre du sort des Arméniens de l'Empire ottoman pendant la Première guerre mondiale et s'ils croient utile, comme le font certains sur d'autres terrains, avec le succès que l'on sait, d'ergoter à propos de ces massacres, je pense pour ma part qu'ils doivent le faire en toute liberté.
La qualité des arguments scandaleusement utilisés ne manquera pas, en effet, de se retourner alors contre ceux qui les brandissent avec trop de mauvaise foi.
Cela contribuera à justifier cette crainte des Turcs, cette "turcophobie" dont l'une des instruments les plus intelligents de la propagande turque en France, l'habile et faussement objectif site internet "tête de Turc" prétend marquer d'un sceau réputé infamant la journée du 24 avril.
En 2003 , à propos de ce qu'il n'hésitait pas à intituler "le 24 avril journée nationale de la turcophobie", ce site osait imprimer : "De Paris à Erevan, en passant par Lyon, Marseille, Athènes, Nicosie, ou Beyrouth, les communautés arméniennes nous ont livré, cette année encore, un affligeant spectacle de haine et de racisme."
Voici donc les victimes redessinées en bourreaux. Un comble pensera-t-on ? Peut-être, mais certainement pas une exception dans un monde relativiste, où l'on pose en règle exclusive, paradoxalement intolérante que tout se vaut, et où, par conséquent, le cannibalisme devient une simple affaire de goûts culinaires.
Le drame de tous les processus d'extermination ou de nettoyage ethnique repose sur l'oubli et l'indifférence.
"La douleur étrangère est un rêve" dit un proverbe grec.
Ceci justifie, en contrepartie, le travail libre et général des historiens. Or paradoxalement les lois mémorielles, prétendant figer la vérité historique d'État, paralysent cette recherche, mettent à égalité l'imposture, la part d'exagération inévitable des premiers récits, et la quête humble et honnête des documents et des faits, lesquels constituent la trame de l'enquête, autrement dit de la science historique, nécessairement évolutive au gré des découvertes.
Aujourd'hui, nous revoyons donc en Turquie se produire les mêmes manifestations sanglantes de haine contre les chrétiens.
Elles ont caractérisé toute l'histoire de ce pays particulièrement depuis le mouvement de réformes apparu au XIXe siècle sous le nom de Tanzimat.
Elles accompagnent aujourd'hui le processus, selon moi manifestement funeste, par lequel on considère comme politiquement correct de faire semblant de croire qu'il s'agit d'un pays européen.
La crainte des Turcs me paraît de la sorte le commencement de la sagesse.
"Les hommes sont ainsi faits qu'ils méprisent ceux qui les ménagent et qu'ils respectent ceux qui ne leur concèdent rien."
Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse
Rédigé par : Philippe JOSSELIN | mardi 24 avr 2007 à 21:37