La France, nous rappelle l'AFP, compte "quelque 5 millions de fonctionnaires". En fait, la base du système est sans doute plus large. Heureusement son sommet est plus étroit.
Une passe d'armes pittoresque a encore opposé hier M. Johnny Halliday à Dominique de Villepin. Pas besoin de glorifier ici le chanteur, ni de le juger. Son cas est évidemment loin d'être unique. On demeure frappé, en revanche, de l'inconscience des commentaires du pitre Villepin : "nous avons beaucoup travaillé"… Ce départ "n'est pas justifié"… Circulez il n'y a rien à voir ! Eh bien précisément "on" circule !
Une fois de plus, quand on parle à une certaine catégorie d'hommes de l'État on s'adresse à un mur.
Un tel phénomène peut se voir qualifier d'autisme technocratique.
Nos technocrates hexagonaux se révèlent pathologiquement incapables de répondre. Ils demeurent convaincus que toute question non convenue résulte d'un complot et relève de la révolte.
Nos technocrates hexagonaux sont en général des dirigeants politiques issus de la haute fonction publique. Ils ont toujours été eux-mêmes privilégiés par rapport aux petits fonctionnaires et aux personnels non statutaires, auxiliaires, vacataires, contractuels, soutiers surexploités, de plus en plus nombreux dans nos immenses, inhumaines et peu productives administrations.
Habitués aux seules relations d'autorité, passionnés de leur "pouvoir" nos technocrates hexagonaux sont privés de toute légitimité démocratique, et ils appellent "populisme" tout désir d'une adéquation du pouvoir aux aspirations du peuple : c'est, de manière caricaturale, le cas de Villepin.
Il y a lieu, compte tenu des échecs répétés de ce système de se demander pourquoi les Français, si fiers de se dire républicains, n'ont pas encore su prendre cette Bastille (1).
La réponse est peut-être à rechercher en partie dans le nombre effrayant des subordonnés de cette haute fonction publique.
Le même 14 décembre notre cher ministre de la Fonction publique, M. Christian Jacob, lui-même issu du syndicalisme agricole, annonçait de la sorte que le système de notation individuelle des fonctionnaires va disparaître à partir de 2007 dans les administrations "volontaires" et sera progressivement remplacé par des entretiens individuels. "La réforme figurera dans le texte de loi sur la modernisation de la Fonction publique, qui passera au Parlement le 21 décembre. Je souhaite qu'elle soit opérationnelle dès le printemps 2007" (2).
La notation individuelle, selon M. Jacob, "ne correspond plus à grand-chose : il faut savoir que quasiment tout le monde est noté entre 18,25 et 19,75 sur 20. Avec ce système on se trouve sur des effets mécaniques essentiellement liés à l'ancienneté alors qu'une véritable évaluation consiste à faire le point en fin d'année sur les objectifs clairs fixés en début d'année".
Moderniser la Fonction publique, quel magnifique objectif dira-t-on dans un pays, qui compte "quelque 5 millions de fonctionnaires" (3).
Les travaux de l'indispensable IFRAP (4) indiquent même en fait que :
La délimitation du périmètre des administrations publiques, retenue par l’Observatoire pour les statistiques publiées dans le rapport annuel mars 2001 - mars 2002 du Ministère de la fonction publique, rapport présenté aux membres du Conseil supérieur de la fonction publique de l’État le 12 juillet 2002, excluent près de 1,4 million d’individus. Au lieu de 4,8 millions, on arrive au chiffre vertigineux de 6,2 millions de fonctionnaires, soit 27,3 % de la population active.
Ce chiffre n'a pas diminué dans les années récentes, et on se souvient que chaque fois qu'un Ministre des Finances a cru pouvoir suggérer de profiter des départs en retraites et des gains de productivité pour le diminuer globalement, les hurlements des centrales syndicales ont invoqué "la défense de l'emploi" (5).
Le taux de 27 % peut paraître, et il est, énorme : il constitue le record du monde industriel. Il est composé de bénéficiaires, ou de victimes, d'une situation d'agent public.
Il induit d'ailleurs, aussi bien dans les structures syndicales bureaucratiques que dans les mentalités dominantes au sein de l'éducation nationale, relayées par les médiats, une sorte de paradigme de l'emploi à vie, de la protection sociale, des avantages qui seraient liés au système.
Le poids monstrueux de cette masse ne doit pas nous laisser dans l'ignorance de sa diversité.
La moitié seulement est constituée de fonctionnaires de l'État. Par exemple les "fonctionnaires de l'Éducation nationale" forment le plus gros bataillon, mais ils n'ont rien, ou pas grand-chose à voir avec ce qu'on appelle maintenant, et abusivement, la "fonction publique hospitalière", sans parler de l'inflationniste "fonction publique territoriale". Songeons aussi que de nombreuses institutions détournent la loi de 1901 sur les associations et leur personnel vivant de subvention, sont en train de d'agréger à ces statuts, sans en détenir la plupart des avantages.
En quantité ces chiffres se trouvent hélas aggravés par ceux de secteurs de plus en plus fonctionnarisés dans les dernières années : professions de santé croyant tirer leurs revenus de la sécurité sociale monopoliste, secteur mutualiste entièrement conditionné par la réglementation et les privilèges fiscaux, sans parler des agriculteurs dépendant des aides à la vache allaitante, aides à l'herbe, aides à l'arrachage des vignes, aides à la gestion du paysage, etc.
Ce public, effectivement influent et remuant, se situe même souvent à l'avant-garde de l'idéologie de la subvention et de l'intervention étatique.
Au total de ce fait, le "modèle" social et politique hexagonal demeure de ce point de vue parfaitement tiers-mondiste.
Certes l'AFP peut prétendre que la France compte "5 millions de fonctionnaires". Mais en fait la base du système est sans doute plus large. Et heureusement son sommet est plus étroit.
Au sommet de la pyramide se trouve évidemment un réseau humainement dégradant de courtisanerie, à côté duquel la cour de l'Ancien régime finissant fait figure d'univers libéral, les Mémoires de Saint-Simon semblent un monument de chaleur humaine et les Chroniques de l'Œil-de-bœuf paraissent un paradigme de moralité. Par rapport au nombre des emplois et des prébendes dépendant aujourd'hui de la signature, ou de l'arbitraire, de M. Chirac, le roi Louis XIV pourrait presque être regardé à cet égard comme un parfait démocrate.
Tout cela rejaillit sur le débat civique.
Aucun courtisan n'est jamais, et n'a jamais été, un véritable citoyen.
L'autisme technocratique sera renversé. La nuit finira.
1) Pardon pour le cliché. La prison de la Bastille en juillet 1789 n'était vraiment que peu de chose en comparaison de notre époque. Je pense au comte de Chambord disant aux ouvriers "ensemble si vous le voulez nous referons le grand mouvement de 1789".
(2) Le Parisien du 14 décembre
(3) AFP du 14 décembre
(4) Institut Français pour la Recherche sur les Administrations Publiques
(5) Cet argument démagogique relève du plus parfait sophisme car tout poste financé par des prélèvements obligatoires enlève environ deux ou trois emplois au secteur productif. Mais pour comprendre cette réalité il faut sans doute chercher à opérer la distinction entre "ce qui se voit et ce qui ne se voit pas", expression chère à Frédéric Bastiat.
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