Depuis le discours hypocrite et narcissique du président français à Strasbourg ce 9 mai, une petite chanson commence à se faire entendre dans le Boboland parisien : il paraît qu'il ne faut "pas humilier la Russie". En parallèle, ceux qui résistent héroïquement à l'agression poutinienne ont droit à tous les dénigrements.
"Le Monde", fidèle à son complexe d'omniscience, apportait ainsi sa petite touche subtile de "réserve" ce 17 mai en titrant (voir capture d'écran en illustration de cette chronique) sur la reddition des "héros" de l'usine d'Azovstal.
"Héros" est écrit entre guillemets. Ou bien, par conséquent, on récuse dans la rédaction du Monde toute notion d'héroïsme. Ou bien, en accord avec la propagande moscovite, on cherche à salir des hommes qui ont risqué leur vie pour défendre leur ville martyre et l'intégrité de leur pays.
Sur cette séquence précise quels sont les faits ?
Ce 16 mai, 53 blessés graves ont été évacués de l'aciérie d'Azovstal vers Novoazovsk, pour assistance médicale, et 211 autres ont été transportés à Olenivka, par un couloir humanitaire.
Or, ces deux localités se trouvent en territoire contrôlé par les forces russes et prorusses. Le fait a été confirmé, dans une vidéo, par Ganna Malyar, vice-ministre ukrainienne de la défense.
"L’Ukraine a besoin de héros vivants", a souligné de son côté, après l’évacuation de ces défenseurs de Marioupol, le président Volodymyr Zelensky.
Le lendemain 17 mai à 11 h 06, Heure de Paris, on apprenait la version moscovite.
Elle nous était présentée par l'insubmersible agence Tass. Rappelons que ce sigle correspond bel et bien à "Telegrafnoïe Aguentstvo Sovietskovo Soïouza", agence télégraphique de l'Union soviétique, créée en 1925 par un décret du Conseil des [prétendus] "Commissaires du peuple", c’est-à-dire par le gouvernement communiste. Or, si, de 1992 à 2014, on l'avait rebaptisée Itar-Tass, elle a retrouvé, depuis, sa bonne vieille appellation stalinienne, désormais rétablie à l'usage de la propagande poutinienne.
Selon cet organisme, suspendu depuis le 27 février de l'Alliance européenne des agences de presse, il faut croire que les 265 combattants ukrainiens d’Azovstal se sont constitués prisonniers. "Au cours des dernières vingt-quatre heures, 265 combattants ont rendu les armes et se sont constitués prisonniers, dont 51 grièvement blessés", déclare le communiqué du ministère de la défense russe. Actuellement, les blessés reçoivent des soins médicaux, a précisé l’agence Tass.
La nuance est de taille. En dépit de l'adjectif "humanitaire" accolé au mot couloir, nous ne sommes plus dans le droit humanitaire, puisque l'issue en est contrôlée par les forces russes.
Nous sommes entrés dans le troc des échanges de prisonniers.
Un peu plus tard, à 13 h 11 heure de Paris, on apprend, y compris sur le "Live" du Monde que "le porte-parole du Kremlin a refusé de dire si les soldats ukrainiens seraient considérés comme des prisonniers de guerre ou des criminels de guerre..."
Ceci doit être mis en parallèle avec les déclarations menaçantes du président de la Douma, Viatcheslav Volodine. Il ne parle pas du cas de Marioupol en particulier ; mais il juge sur son compte Telegram que "les criminels nazis ne doivent pas faire l’objet d’un échange de prisonniers. Concernant les nazis,ajoute-t-il, notre position doit rester inchangée : ce sont des criminels de guerre, et nous devons tout faire pour qu’ils comparaissent en justice".
Soyons clairs : le crime de guerre serait de les transférer en Sibérie.
Il est également essentiel pour la survie de ces combattants que leur honneur soit respecté : c'est d'ailleurs en partie à ce prix que va pouvoir se jouer un accord de paix dans le futur. Connaissant son adversaire, le gouvernement de Kiev ne s'y trompe pas.
À vrai dire, ayant eu l'occasion à plusieurs reprises de constater l'ignorance et le mépris des conformistes russes pour l'histoire de leur propre pays, ["du passé faisons table rase"...] c'est au lecteur français que je rappellerai l'évolution de cette conception "humanitaire" invoquée à nouveau.
L'étiquette "humanitaire" en effet eût sans doute été convenu à la tsarine Élisabeth (1741-1762), encore que son idée se voulait tout simplement chrétienne. Surnommée la Clémente, elle fut la dernière des Romanov de souche russe. La première en Europe, elle mit en œuvre un moratoire sur la peine de mort de façon qu'aucune condamnation n'intervint durant son règne.
"Humanitaire" aussi le tsar romantique Alexandre Ier (1801-1825) qui rêva de mettre en place cette Sainte-Alliance cherchant à rapprocher les trois religions issues du christianisme. C'est son ministre des affaires étrangères, le comte Capo d'Istria [créateur plus tard et premier gouverneur de l'État grec indépendant] qui, le premier en Europe, proposa que l'esclavage soit interdit au plan international.
"Humanitaire" indiscutablement Alexandre II (1855-1881) surnommé le Libérateur parce qu'en 1861, après la guerre de Crimée, il liquida le servage. Les révolutionnaires nihilistes, qu'admirait Lénine, l'assassinèrent donc très logiquement.
"Humanitaire" enfin le malheureux Nicolas II lorsqu'en 1899 s’ouvre à La Haye, à l'initiative de la Russie d'alors, une conférence internationale, qui sera suivie d'une autre en 1907 et qui fondera le droit international humanitaire.
Nicolas II, on le sait, et avec lui toute la famille impériale, fut massacré par les bolcheviks, payant chèrement les erreurs commises par lui dans le déclenchement et la conduite même de la guerre.
Soulignons à l'inverse qu'aux empereurs "humanitaires" peuvent et doivent être opposés les faces sombres de l'histoire russe, celles de tsars beaucoup moins sympathiques, beaucoup moins romantiques, citons Paul Ier (lequel régna de 1796 à 1801 et fut assassine peut-être avec la complicité de son fils), Nicolas Ier (1825-1855) voire Alexandre III (1881-1894).
Or, tous les records de l'horreur et de l'oppression ont été indiscutablement battus par Ivan le Terrible (1547-1584).
C'est Ivan le Terrible que Staline entendait réhabiliter, notamment par le dernier film d'Eisenstein, qu'il commandita.
Et Poutine s’emploie lui-même aujourd'hui à réhabiliter Staline, dans le cadre de sa commémoration de la "grande guerre patriotique"et des régiments immortels.
Oui ceux qui s'opposent à la réhabilitation de Staline et du stalinisme peuvent être appelés des héros. Sans guillemets.
JG Malliarakis
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